Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre VI - Section III
par Victor de Beauvillé
Section III
Mésintelligence entre le roi et les comtes de Charolois et d'Étampes
Montdidier fait retour au comte de Charolois
Le comte de Charolois fait prendre possession de la ville
Peu de temps après la remise des villes abandonnées au duc de Bourgogne, le comte s'était fait confirmer par le roi dans la possession de Péronne, Montdidier et Roye (Pièce just. 37) ; mais il eut la maladresse de se brouiller avec Louis XI, qui l'accusait de servir faiblement ses intérêts, malgré les pensions qu'il lui accordait, et surtout d'avoir fait hommage de son comté de Réthel au duc de Bourgogne.
Le duc de Bourgogne, de son côté, reprochait au comte d'Étampes de con-sidérer comme lui appartenant en propre les trois villes qu'il n'avait fait simplement que lui engager, et d'avoir refusé de les rendre lorsqu'on avait voulu le rembourser de la somme pour laquelle on les avait cédées. A son tour, le comte de Charolois, jaloux de la puissance du comte d'Étampes, qui, par suite de la mort de son frère Charles de Bourgogne, venait d'hériter des comtés de Réthel et de Nevers, prétendait que la cession des trois villes faite par son père était nulle, comme ayant eu lieu sans son consentement à lui, seul et unique héritier de la maison de Bourgogne.
La superstition venait encore augmenter les griefs de la politique : Charles le Téméraire affirmait que le comte d'Étampes lui avait jeté un sort, au moyen d'une petite figure en cire qui le représentait et dont le comte d'Étampes aurait percé le cœur ; cette sorte de maléfice, connue sous le nom d'envoussure, avait, disait-on, le pouvoir de faire mourir les gens.
En lutte avec trois ennemis aussi puissants, le comte d'Étampes ne pouvait longtemps résister. Le traité de Conflans consomma sa ruine. Louis XI remit au comte de Charolois les villes cédées par le traité d'Arras, s'engageant à forcer le comte d'Étampes à lui faire remise de Péronne, Montdidier et Roye. Voici le passage du traité conclu à Conflans, le 5 octobre 1465, relatif à ces trois villes : « Et aussi avons compromis et accordé (c'est le roi qui parle), promettons et accordons à nostre dit frère et cousin que nous luy ferons bailler et despecher pleinement, purement et franchement et en tant qu'il nous est, lui baillons et délivrons des maintenant les chasteaux, villes, chastellenies et prevostés de Péronne, Montdidier et Roye, avec toutes leurs appartenances et appendences quelconques, deschargées de toutes gagières et rapchats, en tels et semblables droits quelles furent bailliéés et transportées à nostre dit oncle son père, par ledit traité d'Arras, pour les tenir et en jouyr ainsi et par la manière contenue et déclarée audit traité, et fesons et procurerons par effet que nostre très cher et très amé cousin ledit comte de Nevers transporte et remette à nostre dit frère et cousin le comte de Charolois, tout tel droit qu'il a et prétend avoiresdits chasteaux, villes, prevostés et chastellenies et que de ce qu'il en tient il vuide et despèche la possession es mains de nostre dit frère et cousin le comte de Charolois ou de ses commis. »
Les lettres de donation furent envoyées à Paris pour être soumises à la formalité de l'enregistrement ; les difficultés qui s'étaient élevées en 1419 se renouvelèrent encore. Le parlement se refusa à enregistrer un acte qui dépouillait le souverain d'une partie de ses États ; l'avocat du roi s'y opposa également, donnant, dans cette circonstance importante, un bel exemple d'indépendance : « le roi, disait-il, n'avait fait cette donation considérable que contraint, et il la révoquerait aussitôt qu'il serait en liberté. »
Louis XI persista, et envoya Jean Balue, évêque d'Évreux, informer le parlement de l'intention où il était que ces lettres fussent enregistrées. Le registre du conseil de cette année contient des détails curieux sur la manière dont se fit cette formalité : « Incontinent retourna l'évêque d'Évreux qui dit que le roy vouloit qu'elles fussent publiées, nonobstant l'opposition de son procureur général, sur quoy le chancelier demanda audit évesque son opinion et à des seigneurs lesquels n'estoient pas du parlement qui furent d'avis de la dite publication, mais il n'en demanda à ceux du parlement qui volontiers y eussent contredits, et ce fait le chancelier commanda qu'elles fussent publiées et s'en alla, et dit à Bruiart l'ors l'un des quatre notaires qu'il lui envoiroit les clefs du Roy, et defait la cour fit ouvrir les huis et sceller ces lettres en l'absence des gens du Roy. »
Louis XI n'attendit pas le consentement du comte d'Étampes pour céder Péronne, Montdidier et Roye, et le 31 octobre 1465, se trouvant à Saint-Antoine, près Paris, il y reçut l'hommage-lige que le comte de Charolois lui fit de ces trois villes. (Commines. Pièces just., t. II, p. 540, édition de 1747.)
Au mois de décembre suivant, le comte de Charolois en prit possession. Les commissaires nommés par le roi pour lui en faire la délivrance étaient : Jean d'Estouteville, chevalier, seigneur de Torcy, maître des arbalêtriers de France, et Loys de Soyecourt, seigneur de Mouy, chevalier, bailli de Vermandois. De la part du comte de Charolois, les commissaires désignés étaient : le comte de Charny ; Jean, seigneur d'Auxi, son premier chambellan, et Girard Vierry, docteur ès lois.
Le premier décembre 1465, après avoir obtenu la soumission des habitants de Corbie, les commissaires se rendirent à Lihons, où ils devaient recevoir le serment des Montdidériens ; voici comment ils s'expriment dans leur procès-verbal de délivrance :
« Ce faict (la soumission de Corbie) nous departimes et ce jour après diner alames au giste à Lihons en Santers auquel lieu mandasmes venir pardevers nous les officiers, manans et habitants des villes et chastellenies de Mondidier et de Roye, lesquels y vindrent le lendemain deuxième dudit mois de décembre, et eux venus les fismes assembler apres disner environ une heure après mydy en deux pièces de terres labourables près ledit lieu de Lihons, lesquelles pièces de terre, l'on dit estre desdites deux prevostez, c'est assavoir, l'une de la prevosté de Roye et l'autre de la prévosté de Mondidier, esquelles deux pièces de terre et chacune d'icelles après ostension faite des lettres dudit transport, nous en la présence dudit secrétaire, baillasmes la posession des dites deux prevostez de Roye et de Mondidier et de chacune d'icelles ausdits commis et deputez de mondit seigneur de Charolois, ce requerans par la tradition d'un baston que nous sieur de Torcy tenions en nos mains, et fismes commandement aux capitaines prevosts, eschevins, manans et habitants des dites ville et prevostez ou a leurs procureurs estans illec, et a tous autres en général à qui ce peut toucher, qu'ils obeyssent d'oresnavent a mondit seigneur de Charolois, comme à leur naturel seigneur sous le ressort et souveraineté du roy nostre dit sire ; a quoy les dessus dits ou ceux qui illec estoient présents, si les procureurs des absens respondirent qu'ils estoient pretz et appareillez d'obeyr aux commendements et plaisirs du roy, et ence faisant aceeptoient pour leur seigneur naturel mondit seigneur de Charolois, et feyrent les serments d'obeissance ; et ce fait nous départîmes et allasmes au gésir en la ville de Péronne, en laquelle le lendemain troisième dudit mois de décembre fismes assembler les prévosts, eschevins, lieutenant du gouverneur et autres officiers, manants et habitants en l'hostel commun de ladite ville environ l'heure de dix heures de vers le matin, et illec après publication et lecture faite des lettres dessus dites en la forme accoutumée, nous en la présence dudit secrétaire baillasmes a mesdits sieur de Charny, d'Àuxi et docteur ès noms que dessus, la possession de la dite chastellenie et prevosté de Peronne, ensemble des autres chastellenies de Mondidier et Roye, en corroborant et confortant l'exploit par nous fait le jour précédent en tant que besoin en estoit par la tradition des clefs de la dite villede Péronne, qui est le chef desdites trois prevostés et chastellenies et fismes commandement ausdits prevostz, eschevins, manans, habitans lieutenans et officiers estans illec tant de ladite prevosté de Peronne que des dites prevostés de Mondidier et Roye, qu'ils obeyssent doresnavent mondit seigneur de Charolois comme à leur seigneur naturel : sous le ressort et souveraineté du roy nostre dit sire ; et pareillement pour ce que le lieutenant du capitaine de Beauquesne et autres de la chastellenie dudit lieu estoient venus en ladite ville de Peronne, au mandement de mesdits sieurs de Charny, d'Auxy et Docteur, et s'estoient trouvez à l'assemblée de ceux de ladite ville de Peronne, audit hostel commun, nous baillasmes ausdits commis et deputez de mondit seigneur de Charolois la possession de la place et chastellenie de Beauquesne en faisant les commandemens semblables que dessus audit lieutenant et autres illec venus de la dite chastellenie, a quoy eux et lesdits de Peronne, aussi ceux des dites deux autres prevostés de Mondidier et Roye qu'illec estoient, et firent response qu'ils estoient prests d'obeyr au roy nostre dit sire, et en ce faisant donroient toute obeyssance a mondit seigneur de Charolois, et l'acceptoient leur seigneur naturel, sous le ressort et souveraineté du roy nostre dit sire. »
Lors du traité de Conflans, Louis XI était légitime seigneur de Montdidier et pouvait en disposer librement ; il avait racheté la ville deux ans auparavant, et lorsqu'en 1465 le comte d'Étampes hérita du comté de Nevers par suite du décès de son frère, il avait obtenu de lui qu'il renonçât à ses prétentions sur Montdidier. Mais le duc de Bourgogne ne se trouvait pas dans les mêmes conditions que le roi de France ; Montdidier rentrant en son pouvoir, le traité qu'il avait passé en 1446 avec le comte d'Étampes reprenait toute sa force ; il devait donc lui laisser la jouissance de cette ville ou le rembourser de la somme d'argent dont il lui était redevable. C'est ce qu'il ne fit pas. Le comte de Charolois trouva moyen d'éluder la convention passée entre son père et son cousin ; il se saisit de la personne du comte d'Étampes, qui fut pris à Péronne le 3 octobre 1465, et mené prisonnier au château de Béthune, où, sans égard pour son rang et la parenté qui les unissait, il lui fit subir un traitement rigoureux ; il força le comte, non-seulement à renoncer à la somme qui lui était due et aux droits qu'il avait sur Péronne, Montdidier et Roye mais encore à ratifier les articlesdu traité de Conflans concernant ces trois villes. Les lettres contenant ces diverses renonciations sont datées d'Englemontiers, le 22 mars 1465.
Le comte d'Étampes, dans l'impossibilité de résister au comte de Charolois, prit la précaution d'écrire sur la bande de parchemin sur laquelle on devait apposer le sceau, une protestation de violence et de nullité contre les lettres qu'il avait été contraint de signer. Ce stratagème lui fut suggéré par un habile et fidèle ministre nommé Bertaut. Aussitôt en liberté, il fit assigner le duc de Bourgogne au parlement de Paris, à l'effet de faire annuler les renonciations qu'il avait été obligé de consentir.
Philippe le Bon mourut peu de temps après l'accomplissement des faits dont nous venons de parler ; le comte de Charolois, son successeur, se mit fort peu en peine, comme on le pense, de rendre justice à son cousin. Les héritiers du comte d'Étampes portèrent, après sa mort, arrivée à Nevers le 25 septembre 1491, la cause au parlement, mais il ne fut pas donné suite à leurs réclamations. Jean de Bourgogne, comte d'Étampes, dont il a été souvent question dans ce chapitre, était le second fils de Philippe de Bourgogne, comte de Nevers et de Réthel, tué à la bataille d'Azincourt, et de Bonne d'Artois ; son père était le troisième fils de Philippe le Hardi, premier duc de Bourgogne.
Le décès de Philippe le Bon, qui eut lieu à Bruges le 15 juin 1467, fit passer la ville de Montdidier entre les mains de Charles le Téméraire.
Il n'est pas inutile de faire connaître dans quelle situation était notre cité lors de l'avénement au pouvoir du nouveau duc de Bourgogne ; nous trouvons à ce sujet des détails exacts dans un mémoire de l'année 1468. Il s'agit d'une somme de 12 liv. parisis de rente, due par la ville au chapelain de la chapelle Sainte-Catherine, fondée dans la maison des Béguines de Beauvais, par Guillaume de Hangest en 1298 : les habitants exposent ainsi leur position et l'impossibilité dans laquelle ils sont de satisfaire intégralement à cette rente si modique : « Sont 250 ans que la ville de Montdidier estoit bien peuplée, et les droits d'icelle de grande valeur, leurs prédécesseurs s'obligerent de payer au roy chacun an 609 parisis de rente pour tous les droits qu'il avoit en ladite ville, cens, rentes, justices, travers, tonnelieux, moulins, fours et autres, que lesdits droits depuis les guerres qui ont eu cours en ce roiaume sont diminués de plus de moitié ; le travers qui souloit valoir 4 à 500 par an ne vaut plus que200 ; le four bannier 40 ou 50, ne vaut que 15 ; le revenu de la justice qui estoit de 100 ou 120 ne vaut que 36. Aux fauxbourgs souloit y avoir 6 à 700 feux, à présent n'y en a 50. Les maisons et moulins ont esté ars et desmolis à cause des guerres et par ce moien la ville et fauxbourgs ; mesme pour 1468 dont est question à l'occasion des gens d'armes, on n'a peu percevoir aucune chose de tous lesdits droits, on scait que : remissio vel diminutio canonis vel pensionis fieri debet propter guerram, etc., persistent en leurs offres de paier la rente à l'équipolent des revenus de la ville. » Nous avons inséré aux Pièces justificatives un titre d'un haut intérêt : c'est la déclaration du nombre de feux qui se trouvaient dans les villages des châtellenies de Péronne, Montdidier et Roye en 1469 ; la comparaison du nombre de maisons existantes à cette époque avec celles que l'on compte à présent fournit un renseignement précieux sur la population d'une partie de la Picardie au quinzième siècle. Dans ce titre, on a laissé en blanc le chiffre des maisons que renfermait la ville de Montdidier ; mais le mémoire des habitants de 1454, rapporté à cette page, et la requête que nous venons de citer, contiennent à ce sujet les indications les plus précises. (Pièce just. 38.)
Un fléau non moins destructeur que la guerre vint frapper nos ancêtres. Le dimanche, 13 mai 1470, un incendie terrible détruisit toute la ville ; les portes et les ponts-levis furent brûlés ; il n'y eut d'épargné que l'église de Notre-Dame, celle de Saint-Pierre, la Salle du Roi et dix-huit maisons ; plusieurs habitants périrent dans les flammes en voulant sauver leurs biens. L'hôtel de ville fut consumé, les titres originaux et les papiers de la commune disparurent dans l'embrasement universel : on fut cependant assez heureux pour préserver de ce grand désastre le Livre Rouge, où l'on transcrivait les titres et les documents qui intéressaient la ville. Singulière destinée ! trois siècles après, ce même livre auquel nos aïeux attachaient une si grande importance, et qu'ils arrachaient des flammes au péril de leur vie, devait être brûlé sur la place de Montdidier aux acclamations d'une populace insensée.
On députa vers le duc de Bourgogne pour lui donner avis de cet affreux malheur et obtenir des secours. Au mois d'août, il envoya des commissaires pour voir et visiter les ponts, portes, beffroys, halles, églises et menandises nagaires arses et détruites par le feu de meschef arrivé en la dicte ville, et afin de pouvoir les reediffier. Par lettres patentes données à Hesdin le Ier janvier 1470, ce prince exempta pendant dix années consécutives les habitants des rentes et cens qui lui étaient dus sur les maisons, afin qu'ils les puissent et tant mieulx aisiement reediffier. (Pièce just. 39.)
Le 25 octobre, Charles convoqua les trois États du gouvernement à Péronne. Firmin de Chessoy et Antoine Boileaue furent choisis par les habitants pour les représenter à cette réunion, avec mission de remontrer l'état de pauvreté dans lequel ils se trouvaient, et de les faire exonérer de l'aide qui était le motif de cette convocation.
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