Histoire de Montdidier

Livre II - Chapitre VIII - § IV

par Victor de Beauvillé

§ IV

COMPAGNIE DE L'ARBALÈTE.

L'arbalète venait aussi fournir son contingent de distraction à nos pères ; les membres de cette compagnie se recrutaient parmi les personnes qui ne pouvaient par leur position prétendre à être reçues dans la première compagnie de l'Arc ou dans celle de l'Arquebuse.

Les distinctions sociales, observées autrefois jusque dans les amusements, ont contribué beaucoup plus qu'on ne le pense au maintien de ces anciennes confréries. Dans toutes les situations, qu'il s'agisse de travail ou de plaisir, la similitude d'éducation et de genre de vie rapproche et unit les individus ; c'est pour les membres d'une société une garantie d'harmonie et de durée. Les clubs et les cercles modernes n'ont qu'une existence éphémère ; avec les idées actuelles, les associations qui, pendant plusieurs siècles, firent les délices de nos ancêtres, sont devenues impossibles.

Le tir était le délassement favori de nos aïeux : il y a cent ans, dans une petite ville comme Montdidier, on ne comptait pas moins de quatre compagnies s'adonnant à ce noble exercice ; le goût en est aujourd'hui presque entièrement passé : c'est une occasion de plaisirs que nous avons perdue, sans avoir su la remplacer.

La compagnie de l'Arbalète fut établie dans le milieu du siècle dernier ; les pièces suivantes, relatives à son organisation, la feront suffisamment connaître :
 

« A messieurs les maire, échevins, avocat et procureur fiscaux de la ville de Montdidier :

Supplient très-humblement Antoine Warconsin, Antoine Laporte, Joseph-François Benoist, Jean-Baptiste Lheureux, Paul Carlier, Antoine Piolet, Claude Courtois, etc., au nombre de vingt-deux, tous marchands et artisans de cette ville. Disans, que s'estans associés pour former une compagnie d'arbalétriers, et employer à l'exercice de ce jeu des jours et heures destinés à la récréation, ainsi qu'il est d'usage en beaucoup de villes du royaume, et permis même en icelles par une honnête occupation ; mais ne pouvant y parvenir ny la perfectionner sans auparavant vous rendre, messieurs, les devoirs et honneurs qui vous sont dus. A ces fins, ils se rangent sous les ailes de vos autorités, à ce qu'il vous plaise permettre aux suplians de s'ériger en compagnie, leur accorder la qualité de chevaliers du royal jeu de l'arbalète, l'honneur de vos protections, priviléges et prérogatives, même prix de ville, ainsy que vous honorez la compagnie de l'Arc et de l'Arquebuse, autoriser de vos seings et sceaux de la ville leurs règlements, les enregistrer pour la postérité dans le livre des résolutions de cette ville, leur prêter secours et assistance en tous cas requis, et ferez bien.

Présenté le cinq juillet mil sept cent cinquante-trois :

Benoist, Thiebaut, L. Warconsin, Joseph Warconsin, Courtois, Laisné, Piolet, de Laporte, Paul Carlier, A. Warconsin, Lheureux.

Soit la présente requête communiquée au procureur fiscal par nous mayeur et lieutenant de police à Montdidier, ce cinq juillet mil sept cent cinquante-trois.

Cauvel. »

Sur les conclusions conformes du procureur fiscal, le maïeur rendit l'ordonnance suivante :
 

« Vu la requête de l'autre part, notre ordonnance au bas portant qu'elle soit communiquée au procureur fiscal les conclusions dudit procureur fiscal en date du cinq juillet présent mois, vu aussi les statuts et règlements faits entre les supplians tout considérés. Nous avons, quant à nous touche, permis et permettons aus dits suplians de s'ériger en compagnie sous le titre de chevaliers du jeu de l'arbalète et emploier à l'exercice de ce jeu des jours et heures destinées à la récréation, ce qui ne pourra néanmoins estre les jours de festes solennelles et dans aucun autre temps pendant le service divin, lesquels seront tenus de nous rapporter leurs règlements pour estre registrés et déposés en notre greffe de l'eschevinage, à condition qu'ils ne pourront tirer l'oiseau qu'après que les chevaliers des nobles jeux de l'arc et de l'arquebuse auront tiré le leur, pour le lendemain estre le prix de la ville tiré et pour lequel nous leur accordons la somme de huit livres, à la charge que le mayeur en exercice de chaque année sera invité par le capitaine ou autres officiers en son absence de tirer le premier coup ; ne pourra ladite compagnie d'arbaletriers prétendre dans les assemblées tant publiques que particulières, aucune prefférence ni concurrence avec les dites compagnies des nobles jeux de l'arc et de l'arquebuse, faire aucuns exercices dans leur jardin et lieux en dépendant, prendre habits, uniforme, ny cocarde pareilles et semblables à ceux des dites deux compagnies. Fait et délibéré en la chambre du conseil et de l'hôtel commun de la ville de Montdidier, par nous mayeur, eschevins, avocat et procureur fiscaux, le douzième jour de juillet mil sept cent cinquante-trois.

Cauvel, maïeur ; Lefrançois, Boizard, Parmentier, eschevins ; Bonnaie, procureur fiscal ; Martinot de Saint-Sauveur, avocat fiscal.

Scellé le 26 juillet 1753 par Genard, qui a reçu trente-six sols six deniers. L'expédition délivrée ledit jour au sieur Vuarconsin , capitaine de ladite compagnie. »
 

Le 18 novembre, qui était un dimanche, la compagnie se rendit, à l'issue des vêpres, à l'église de Saint-Pierre, et fit bénir son drapeau. Tous les chevaliers étaient en uniforme, et portaient un habit de camelot couleur feu, avec boutons et boutonnières d'argent ; le drapeau était à fond blanc, aux armes du roi, du duc de Chaulne, gouverneur de Picardie, et de la ville. Les arbalétriers se livraient à leurs exercices dans le fossé de la ville, à droite de la porte d'Amiens ; on y descendait par un escalier dont il reste encore quelques marelles. La compagnie de l'Arbalète assista avec les autres à la fête de la Fédération : ce fut sa fin ; moins heureuse que celle de l'Arquebuse, elle ne put parvenir à se reconstituer. Le dessin que nous donnons du tir de l'arbalète en 1753 a été pris sur un tableau à l'huile assez bien conservé : la perspective et le coloris laissent fort à désirer, mais la composition, qui est originale, nous a paru mériter d'être reproduite.

L'arbalète ne fut pas toujours un amusement, elle fut aussi un instrument meurtrier aux mains de nos ancêtres. En 1139, le concile de Latran, voulant éviter les ravages qu'elle causait, prononça l'anathème contre ceux qui s'en serviraient, comme étant odieux à Dieu, et défendit expressément d'en faire usage contre les chrétiens. Malgré les injonctions de la cour de Rome, l'arbalète continua d'être employée comme arme de guerre, et Philippe-Auguste l'introduisit de nouveau dans ses armées, où elle joua un rôle important.

Il y avait anciennement à Montdidier une compagnie d'arbalétriers, organisée militairement ; mais nous n'avons recueilli presque aucun renseignement sur ce qui la concerne. Le 27 mai 1383, l'échevinage d'Amiens accorda une gratification de 12 liv. aux arbalétriers de cette ville, qui se rendirent au tir de Montdidier. Le 17 mai 1387, les arbalétriers montdidériens traversèrent Amiens, se rendant à Harfleur, où ils devaient s'embarquer pour combattre les Anglais ; mais l'expédition à laquelle on les destinait n'eut pas lieu. En 1495, cette compagnie s'exerçait au tir dans les fossés qui se trouvent entre l'église de Saint-Pierre et l'ancien prieuré des Bénédictins. L'emploi de l'arquebuse et des armes à feu détrôna l'arbalète, et, lorsque celle-ci se releva dans le dernier siècle, ce n'était plus qu'une arme inoffensive qui servait de récréation à de petits marchands et à des artisans.

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