Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VIII - § III
par Victor de Beauvillé
§ III
COMPAGNIE DE L'ARQUEBUSE.
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Origine de la compagnie. — Sa bravoure. — Son organisation. — Prix généraux à Montdidier, à Bar-sur-Aube, à Compiègne. — Prouesses des chevaliers. — Grands prix à Châlons-sur-Marne et à Saint-Quentin. — Réorganisation de la compagnie. — Prix provinciaux à Meaux, à Nogent-sur-Seine et à Cambrai. — Utilité des anciennes compagnies de l'Arc et de l'Arquebuse.
L'arquebuse offrait une distraction bruyante à ceux qui trouvaient le jeu de l'arc trop calme et un peu suranné. Les compagnies de l'Arquebuse furent établies en France sous le règne de François Ier ; celle de Montdidier fut créée par Henri III, et confirmée par lettres patentes de Louis XIII. Cette compagnie rendit de véritables services à la ville. En 1591, les arquebusiers, commandés par le prévôt Jean Pasquier, escortèrent un convoi d'argent que l'on envoyait de Montdidier à Corbie, et parvinrent à le faire entrer dans la place, malgré les ennemis qui tenaient la campagne. Pendant le siége de Montdidier (1636), la compagnie se signala en mainte occasion ; sa valeur et son adresse contribuèrent puissamment à éloigner l'ennemi de nos murailles ; son drapeau de taffetas blanc, aux armes du roi et de la ville, avec cette devise en lettres d'or : Pro rege et patria, apparut plus d'une fois dans la mêlée aux yeux des Espagnols ; aussi lui donnait-on le titre de Compagnie royale et militaire.
L'Arquebuse assistait en corps aux cérémonies publiques, ce que ne faisait jamais la compagnie de l'Arc ; plusieurs fois elle prêta un concours efficace pour rétablir l'ordre dans la ville : une arme à feu, en cas de troubles, est en effet beaucoup plus utile qu'un arc et des flèches. Quand les deux compagnies se trouvaient réunies, celle de l'Arc avait le pas sur celle de l'Arquebuse ; on y était aussi plus difficile pour les admissions.
Les chevaliers de l'Arquebuse avaient pour patronne sainte Barbe ; ils tiraient le geai le second dimanche de mai. L'oiseau était de verre et de la grosseur du poing ; on l'attachait sur le moulin de la tour Rouge, et les tireurs se plaçaient dans la rue du Moulin-à-Vent ; celui dont la balle brisait l'oiseau était le Roi de la compagnie. La ville accordait un prix aux arquebusiers comme aux archers. En 1615, ces derniers concédèrent aux arquebusiers l'entrée de leur jardin, et le pavillon fut également partagé entre les compagnies, qui vivaient en parfaite intelligence. Quelquefois cependant les chevaliers de l'Arquebuse, d'humeur plus cavalière que leurs collègues, se permettaient, à la suite de libations trop abondantes, certaines incartades que nos mœurs compassées n'autoriseraient plus : lorsque de pareils faits s'étaient produits, le capitaine et le prévôt de l'Arc se rendaient gravement chez le capitaine de l'Arquebuse, et portaient plainte contre la conduite de ses chevaliers ; celui-ci désavouait ses confrères, faisait ses excuses, et les archers s'en retournaient satisfaits.
Il y avait pour l'arquebuse des prix généraux, comme pour l'arc ; les uns étaient aussi suivis que les autres. La ville de Montdidier ayant remporté le bouquet à Château-Thierry, en 1666, nos arquebusiers obtinrent de Louis XIV des lettres patentes, données à Saint-Germain le 29 mars 1679, qui leur accordaient la permission d'ouvrir un tir général, et de convoquer les confréries des généralités de Paris, de Soissons, de Châlons et d'Amiens. Une circulaire toute papillotante de bel esprit et de comparaisons mythologiques fut adressée aux différentes compagnies pour les inviter à se trouver à Montdidier le 29 juin, jour fixé pour l'ouverture de la fête : cent soixante-huit chevaliers, appartenant à dix-sept villes, répondirent à l'appel. Voici le nombre de tireurs envoyés par chacune d'elles :
Troyes, onze ; Compiègne, quatorze ; Reims, vingt et un ; Mézières, douze ; Charleville, cinq ; Château-Thierry, neuf ; Senlis, six ; Réthel, douze ; Soissons, onze ; Laon, deux ; Sézanne, cinq ; Pont-Sainte-Maxence, huit ; Péronne, dix ; Chauny, sept ; Crépy, deux ; Montdidier, vingt.
Tous les tireurs furent répartis en vingt-deux brigades ; mais comme leur nombre n'était pas aussi considérable qu'on l'avait espéré (on pensait que vingt-quatre villes auraient concouru à cette solennité) la valeur des prix fut diminuée. Quatre pantons étaient placés dans le jardin ; au lieu de vingt-quatre prix d'une valeur de 2,000 liv., on se réduisit, par panton, à seize prix valant 900 liv., ce qui donnait pour le tir soixante-quatre prix représentant 3,600 liv., au lieu de quatre-vingt-seize prix, coûtant 8,000 liv., comme cela avait été décidé dans le principe. Le marquis de Piennes fut nommé par le roi chef général de toutes les compagnies. La longueur du but était de 54 toises ; le noir avait trois pouces de diamètre. Chaque tireur payait une contribution de 25 livres. Le coup du roi fut tiré par Rodolphe Le Clercq de Cérencourt, maïeur de Montdidier : la ville de Chauny remporta le bouquet. Les poëtes ne laissèrent pas échapper cette occasion d'exercer leur verve ; ce fut un déluge de sonnets et de madrigaux, dans lesquels l'intention seule mérite d'être louée, car la composition laisse beaucoup à désirer.
Les arquebusiers ne le cédaient pas en adresse à leurs confrères de l'Arc. En 1683, le tir général eut lieu à Bar-sur-Aube. Nos chevaliers ne purent malheureusement y figurer ; ils étaient retenus à Montdidier par l'obligation de faire les honneurs de la ville aux archers étrangers venus cette année pour y tirer le grand prix de l'arc. Le capitaine de l'Arquebuse, Pucelle, se rendit seul à Bar-sur-Aube, afin de représenter la compagnie ; mais elle le fut dignement : sur quatre coups, il mit une fois en carte et trois fois dans le noir ou y touchant ; aussi remporta-t-il des prix considérables. M. Pucelle passait pour le meilleur tireur de toutes les provinces qui prenaient part au prix général. A Reims, à Laon, à Meaux, partout nos arquebusiers firent merveilles.
Compiègne, par sa position entre la Picardie et la Champagne, par son titre de résidence royale et les agréments de sa situation, était une des villes où les prix généraux étaient offerts avec le plus de solennité et d'éclat ; l'arquebuse y jouissait d'une considération égale à celle de l'arc. Le prix qui s'y donna le 4 septembre 1729 a fait époque dans les annales de l'Arquebuse : la description de cette fête a été réimprimée en 1846, chez Graux, à Compiègne. Nous ne rapporterons que les faits concernant plus spécialement la compagnie de Montdidier, qui tint dans cette mémorable circonstance un rang distingué ; nous empruntons ces détails à Scellier, l'un des plus zélés chevaliers :
« Le samedi 3 septembre 1729, la compagnie de l'Arquebuse de Montdidier partit pour se rendre en la ville de Compiègne, au sujet du prix général, au nombre de vingt-trois tant officiers que chevaliers, tous en habit uniforme, qui étoit d'un camelot écarlate des plus beaux. Les officiers avoient un bordé d'argent à feston large de deux doigts, et les chevaliers, la boutonnière d'argent à cieux rangs : tous la veste blanche d'un fin basin ; la culotte de calmande rouge et bas gris de fer, le chapeau bordé d'argent, plumet et cocarde blanche et l'épée d'argent. Ils étoient aussi montés uniformément avec cocardes blanches à la tète et à la queue des chevaux, les housses et les chaperons étoient écarlates, bordées de larges galons d'argent et les selles de velours rouge.
La compagnie se composoit de vingt officiers et chevaliers , à sa tête marchoit son capitaine M. Fournier, receveur des tailles, le lieutenant, deux enseignes et le trésorier ; elle étoit précédée de deux tambours en habits bleus, livrée du roi, deux hautbois et un marqueur.
La compagnie passa par Belloy, où elle fut reçue et rafraîchie d'une manière généreuse et proprement par M. de Saint-Paul, curé dudit lieu, qui dans sa jeunesse avoit été enseigne de ladite compagnie et qui conservoit encore un reste de grand zèle qu'il avoit eu autrefois pour le jeu de l'arquebuse. De là elle fut à Monchy, oit on lui servit une halte que M. Fournier, capitaine, avoit fait préparer. Les officiers allèrent, durant qu'on finissoit de dîner, faire leur révérence à monsieur le duc et à madame la duchesse d'Humières, qui étoient alors dans leur château de Monchy ; ils en reçurent beaucoup d'accueil, après quoi ils revinrent à leur hôtellerie. Monsieur le duc et madame la duchesse envoyèrent un moment après deux gentilshommes de leur suite, pour témoigner à la compagnie qu'ils seroient bien aises de la voir à cheval dans la cour du château. Pour répondre à leurs souhaits, elle s'y rendit sur les deux heures. Monsieur Fournier, capitaine, fit un compliment à monsieur et à madame, qui le goûtèrent parfaitement, et y répondirent avec toute la politesse qui est naturelle aux personnes de cette qualité. Monsieur le duc fit paroître beaucoup de plaisir de voir une compagnie en si bon ordre et si propre. Madame la duchesse d'Humières eut même l'attention de faire remarquer à monsieur le duc et à toute sa cour que la troupe paroissoit être composée de gens choisis et d'éducation, tous bien montés, superbement équipés ; car une bonne partie des garnitures des chevaux étoit d'argent et le reste étoit d'argent haché, et, pour marque de son estime, elle leur souhaita toute la réussite du prix général, après toutefois la compagnie de Compiègne, pour laquelle il étoit naturel qu'elle inclinât, puisque M. le duc son mari étoit gouverneur de la ville et du château.
La compagnie défila ensuite pour gagner Compiègne, où étant arrivée, elle fut reçue et complimentée sur le pont par MM. les officiers et chevaliers de la compagnie de cette ville, qui la conduisirent tout de suite à l'hôtel de la Grand'Croix d'or, première hôtellerie de Compiègne qui lui avoit été préparée.
Messieurs les officiers et chevaliers de Meaux, logés dans le même endroit, tous gens de mine et d'une politesse achevée, vinrent aussitôt faire leurs compliments et marquer l'extrême joie qu'ils ressentoient d'être logés avec Montdidier : que le plaisir qu'ils se proposoient seroit infiniment plus grand qu'ils n'espéroient encore, de ce qu'ils avoient le bonheur d'être avec une compagnie qui passoit pour la plus polie et la plus amusante de toutes les compagnies.
Nos chevaliers étoient d'anciennes connaissances pour ceux de Meaux ; au prix général rendu dans cette ville en 1717, les arquebusiers de Montdidier se distinguèrent par leur adresse, la magnificence de leur équipement et l'urbanité de leur manière.
Le dimanche 4 septembre, sur les neuf heures du matin, toutes les compagnies, au nombre de 48, s'assemblèrent sur la place vis-à-vis l'hôtel de ville, d'où elles furent conduites par celle de Compiègne en l'église de l'abbaye de Saint-Corneille, où la messe fut chantée en musique. Le marquis de Malissy, qui tenoit la place du roi, y assista : au sortir de la messe, qui fut chantée en musique, les compagnies retournèrent tambours battant à leur hôtel ; chacune d'elles avoit un surnom particulier, applicable à leur ville : les tireurs de Montdidier étoient surnommés les Promeneurs.
Sur les deux heures d'après-midi, les compagnies se rassemblèrent au jardin, et en partirent en bon ordre pour la parade, qui dura jusqu'à sept heures du soir. Le bouquet, et les prix à la tête, étaient conduits par vingt bourgeois de Paris qui étoient venus pour participer aux divertissements de ce prix général ; ils étoient tous en cocarde et magnifiquement habillés, et ne sortoient pas en bande qu'ils ne fussent accompagnés d'une musique excellente qu'ils avoient amenée avec eux de Paris. Cette compagnie se disoit être un détachement du régiment de la Calotte.
Les compagnies trouvèrent devant l'hôtel de ville une ample collation a qui se renouveloit à mesure qu'il passoit une nouvelle compagnie ; elles allèrent de là au jardin, où étoit M. le marquis de Malissy, qui les attendoit ; elles se mirent en haie durant que ledit seigneur tira le coup du roi, et firent une décharge générale sitôt le coup tiré.
La compagnie de Montdidier se distingua par-dessus toutes les autres pendant cette journée ; car durant la route de la parade, qui fut très-longue, une bonne partie des chevaliers de ladite compagnie, se faisant porter des paquets de dragées, en présentoient à toutes les dames qu'ils rencontroient, et en jetoient aux fenêtres quand ils voyoient gens distingués.
Après le souper, lesdits officiers et chevaliers donnèrent sur les cours bal général à toutes les dames qui s'y trouvèrent. Ces deux politesses si à propos leur gagnèrent le cœur et l'estime de toute la ville. Ils s'en aperçurent parfaitement partout où ils se rencontrèrent : personne n'étoit mieux reçu que les Montdidériens ; les dames les appeloient les polis par excellence.
Le lendemain lundi, les capitaines s'assemblèrent au jardin pour procéder à la nomination des présidents. M. Fournier, capitaine de Montdidier, fut des premiers nommés : étant obligé pour affaires pressantes de s'en retourner chez lui, M. Mouret, lieutenant de la compagnie, fut reçu président en sa place, exemple qui ne s'étoit pas encore vu parmi ces compagnies. »
On peut lire dans la Notice sur l'Arquebuse, dont nous avons parlé plus haut, les détails de la fête, la description du bouquet, le nom des compagnies, celui des chevaliers qui remportèrent les prix, et la relation du voyage des délégués des compagnies à Paris pour féliciter le roi sur la naissance du Dauphin :
« Le dimanche 11 septembre, rapporte Scellier, il y eut un Te Deum solennel à l'église Saint-Corneille pour rendre grâces à Dieu de cet heureux événement. Tous les chevaliers qui occupoient les galeries de l'église ne cessèrent de faire des décharges terribles de leur arquebuse. Ce bruit fut si considérable que la moitié des vitres sauta : il étoit impossible de s'entendre ; jamais les religieux n'ont entendu un pareil fracas dans leur église. Un souper et un bal terminèrent la journée.
La distribution des prix eut lieu le 12 septembre. Les arquebusiers de Montdidier en remportèrent six pour leur part ; ils partirent le même jour pour revenir dans notre ville, où on les attendait avec impatience pour les complimenter sur leur succès. Vis-à-vis la ferme de Defoy, ils furent rencontrés par la compagnie de l'Arc, qui venoit à cheval au devant d'eux. Au moment de la jonction des deux compagnies et pendant qu'on se faisoit réciproquement des compliments, M. de la Tour, officier de M. le duc d'Orléans, père d'un des chevaliers de l'Arquebuse qui avait sa maison à Assainvillers, parut avec quatre domestiques portant chacun un panier plein de bouteilles d'un vin exquis et de gâteaux très-délicats. Il engagea de si bonne grâce tous les officiers et chevaliers des deux compagnies de se rafraîchir, qu'un chacun mit pied à terre. Le vin et les gâteaux disparurent dans l'instant, tant l'appétit et la soif étoient considérables de part et d'autre, à cause de la chaleur et de la poussière qu'il faisoit. Cette politesse de M. de la Tour fit très-bon effet, et lui procura mille remercîments de la part de tous les officiers et chevaliers des deux compagnies. Ce petit repas tout gracieux étant fini, on se mit en marche sur deux lignes ; l'Arquebuse eut la droite, et l'Arc prit la gauche.
Six chevaliers de l'Arc portaient à la tête les six prix gagnés, et, dans le centre, marchaient les chevaliers qui les avoient remportés.
On alla, dans cet ordre, droit à l'hôtel de ville, où le corps de la mairie étoit en robes de cérémonie, qui attendoit les compagnies avec une ample collation préparée au milieu de la place ; M. Boucher, avocat en parlement, adressa à M. Fournier, capitaine de l'Arquebuse, le discours suivant :
La victoire que l'adresse de votre illustre compagnie vient de lui faire remporter au prix général de Compiègne, Monsieur, fait infiniment d'honneur à la ville. Tous les habitants sont dans l'admiration, et vous en témoignent par ma bouche leur sensibilité. Nous voudrions avoir des présents dignes de vous être offerts, mais rien n'est égal à votre gloire. Nous vous offrons en place nos cœurs, notre estime et notre amitié. Qu'il est beau, qu'il est consolant, quand des concitoyens savent étendre la réputation de la ville dans toutes les provinces circonvoisines, comme vous venez de faire ! Nous vous prions de vouloir continuer longtemps un si noble et si louable exercice, pour animer et occuper dignement notre jeunesse, l'empêcher, à votre exemple, de tomber dans la fainéantise, et de lui pouvoir procurer des sentiments dignes de leurs pères qui, dans les derniers siècles ont rendu, par leur adresse aux armes et leur intrépidité, des services signalés à l'État : c'est la grâce que nous vous demandons, et celle de nous croire pleins de zèle et de reconnoissance.
Après ce discours, et le rafraîchissement distribué aux deux compagnies par douze personnes que le maire avoit nommées à cet effet, on marcha au jardin dans le même ordre qu'on étoit entré dans la ville ; toute la rue étoit éclairée des illuminations qu'on avoit mises aux portes et aux fenêtres. Ce n'étoit que cris de joie, que compliments, que bouquets présentés en chemins.
Arrivant au jardin, les prix gagnés furent déposés clans la chambre de messieurs de l'Arc, et aussitôt les compagnies reconduisirent, toujours en ordre, M. Martinot, capitaine de la compagnie de l'Arc, jusqu'à son hôtel.
Les chevaliers, y étant arrivés, voulurent partir aussitôt pour s'aller délasser ; car le long temps qu'il y avoit qu'ils étoient à cheval les avoit très-fatigués ; mais M. Martinot, toujours libéral à propos, attentif à tout, avoit donné ses ordres à une douzaine d'hallebardiers de faire comme une barrière pour les en empêcher. Il fallut vider quantité de bouteilles d'un vin blanc excellent, qui, par sa bonté, faisoit oublier aux chevaliers qu'ils avoient besoin de repos. Quatre bassins remplis de biscuits, de masse-pains, macarons, de gaufres au sucre et d'échaudés, parurent dans les rangs. Tout y fut distribué avec tant d'ordre que, malgré le grand nombre et la quantité de chevaux, qui paroissoit encore plus grand par le peu d'étendue du quartier (M. Martinot habitait, dans la rue du Pressoir, la maison occupée par M. Boucher, avoué), il n'y eut aucune confusion et personne de mécontent. Cette dernière collation, au lieu d'ôter l'appétit aux chevaliers, comme il y avoit tout lieu de le croire, parce qu'ils n'avoient rien laissé ni dans les bouteilles ni dans les bassins, ne fit que l'augmenter, et les mettre mieux en état et en honneur de bien figurer au grand souper qu'ils alloient faire dans la Salle-du-Roi, présenté par la compagnie de l'Arc.
Sur les neuf heures du soir, on fit battre la caisse à tous les tambours des deux compagnies pour avertir tous les chevaliers et les convives de se rendre à la Salle-du-Roi.
Chacun s'y rendit sur les dix heures avec M. le gouverneur, MM. les officiers de la garnison, les maire et échevins et les chefs des premiers corps de la ville. La Salle du Roi étoit tendue de tapisseries de haute-lisse, et de verdure tout autour, et illuminée de toute part. Le souper fut servi avec la dernière propreté. Les violons et les hautbois ne cessèrent de jouer pendant le repas. Mais, lorsque le dessert fut apporté et placé sur la table, qu'un chacun en eut admiré l'arrangement, l'abondance et la somptuosité, et loué le beau coup-d'œil qu'il faisoit, tous les convives se levèrent, et, le verre à la main, burent à la santé du roi, de la reine et de monseigneur le Dauphin. Tous les instruments redoublèrent alors leurs efforts ; et l'on fit jouer un arsenal de douze petits fauconneaux que l'on avoit mis dans les environs de la salle. Tous les verres sautèrent en l'air dans l'instant, et aussitôt tous les convives se retirèrent de la table pour abandonner le dessert au peuple qui doit accouru pour voir une si belle fête. Il n'est pas aisé de pouvoir d'écrire ni même imaginer un tumulte plus grand, et en même temps plus divertissant que celui qui se fit dans ce moment ; filles, femmes, hommes, enfans, tous se jetèrent comme des furieux sur ces mets. C'étoit pire que des chiens de chasse qui dévorent les debris d'un cerf quand on fait la curée. Les chaises, les bancs, les tables furent renversés, la plus grande partie brisée, et tous crioient avec des voix confuses et entrecoupées : A la santé du roi, de la reine, du Dauphin et de Messieurs les officiers et chevaliers des deux nobles compagnies de l'Arc et de l'Arquebuse ! Rien n'étoit si plaisant que de voir une quantité de ces affamés, la bouche pleine de nourriture, vouloir crier comme les autres : Vive le roi ! Les contorsions en étoient extraordinaires et charmantes. Un peintre flamand en auroit tiré de parfaits originaux dans ces moments.
Durant ce tintamarre, on prépara au bout de la salle un carré pour y donner un bal aux dames et aux demoiselles de la ville que la curiosité avoit conduites dans ce lieu de plaisir ; les mères y restèrent jusqu'à une heure ou deux heures de minuit, et les filles jusqu'au jour. Il y avoit alors liberté pleine et permission générale pour la jeunesse. Quelle joye ! »
La compagnie de l'Arc rendit, dans cette circonstance, à la compagnie de l'Arquebuse les politesses qu'elle en avait reçues en 1718, lors des brillants succès qu'elle avait obtenus à Compiègne. Les frais que cette réception occasionna aux archers s'élevèrent à 1729 liv. ; mais cette somme parut peu de chose en comparaison du plaisir dont on avait joui.
En 1754, une députation de quatre chevaliers de l'Arquebuse assista au tir général de Châlons-sur-Marne : elle se mit en route le 5 septembre, et ne revint que le 92 du même mois. Ces absences prolongées et les dépenses considérables qui en résultaient, rendaient assez dispendieux le titre de chevalier de l'Arc ou de l'Arquebuse. Aussi les personnes aisées et appartenant à de bonnes familles pouvaient-elles seules s'agréger à ces deux compagnies ; les réunions étaient d'autant plus agréables qu'elles étaient mieux composées.
Les arquebusiers, à leur retour de Châlons, où ils avaient remporté un troisième prix, furent reçus par les chevaliers de l'Arc, qui étaient allés, à cheval, à leur rencontre jusqu'à la chapelle de Sainte-Geneviève ; tous avaient l'habit d'ordonnance ; ils étaient précédés du drapeau et des tambours. Les deux compagnies firent leur entrée par la porte de Roye, au bruit des instruments. Les chevaliers, l'épée à la main, défilèrent sur la Place, qu'embellissait la présence d'un grand nombre de dames élégamment parées ; de là ils montèrent au jardin, où une collation était préparée : quatre anciens chevaliers de l'Arquebuse s'étaient joints à leurs collègues, et suivaient le cortége dans une berline. Le soir il y eut au jardin un souper somptueux, servi aux frais de la compagnie de l'Arc.
Le prix général de l'arquebuse, donné à Saint-Quentin en 1774, fut le dernier, il n'y en avait pas eu depuis 1751. Les arquebusiers de Montdidier s'y rendirent et soutinrent leur réputation. Un des lauréats, M. Denisart aîné, enseigne de la compagnie, surnommé Bras-de-Fer à cause de la fermeté de son poignet, s'était acquis une telle réputation que, dans les assemblées ordinaires, les chevaliers dont le numéro d'ordre était sorti de l'urne après le sien ne chargeaient pas leurs armes, tant ils avaient peu d'espoir de l'emporter sur lui.
La relation de la fête de Saint-Quentin, qui réunit plus de cinq cents tireurs venus de quarante et une villes, a été imprimée à Saint-Quentin, chez Hautoy, en 1774 ; elle forme la matière d'un volume in-douze, contenant le récit détaillé de tout ce qui s'est passé dans cette circonstance. Nos arquebusiers, partis le 5 septembre, rentrèrent à Montdidier le 11 du même mois, Les chevaliers de l'Arbalète et de la Bande Noire allèrent au-devant d'eux, tambours battants et drapeaux déployés, jusqu'au moulin du Chemin-Vert ; une collation y avait été préparée sous une tente. Après quelques instants de repos, les trois compagnies, à pied, l'épée à la main, firent leur entrée en ville par la porte de Roye, précédées des tambours, des drapeaux ; les prix, couronnés de lauriers, étaient portés devant eux au haut d'une perche. On fit une station à la Croix-Bleue, où il y eut une seconde collation, puis toutes les compagnies se rendirent au jardin de l'Arc : ce défilé avait attiré une foule de curieux.
Le 12 décembre 1775, les capitaines des différentes compagnies de la Brie, de la Picardie, de l'Ile-de-France et de la Champagne, se formèrent en assemblée générale à Paris, au couvent des Cordeliers, et arrêtèrent les statuts destinés à donner une nouvelle vie à leurs antiques corporations ; le duc de Bourbon en fut déclaré protecteur. Montdidier était représenté dans cette réunion par son capitaine, M. Soyer. Aux termes du règlement, qui y fut adopté, l'effectif des chevaliers fut de quinze porté à vingt. Toutes les compagnies placées sous les ordres d'un colonel étaient réparties en quatre bataillons correspondant à chacune des quatre provinces que nous avons nommées ; notre ville faisait partie du bataillon de Picardie, qui devait, dans les cas prévus par les statuts, se réunir à Soissons.
La compagnie, composée de dix-huit personnes (c'était presque le nombre réglementaire), assista, en 1778, au prix provincial donné à Meaux : le récit de cette solennité a été imprimé, et forme un petit volume in-douze, dans lequel la poésie tient une bonne part. L'indication du nom des villes qui concoururent au tir est suivie d'un exposé succinct des services rendus par chaque compagnie, ainsi que d'un quatrain relatif au dicton qui lui était particulier. Le surnom de Promeneurs, appliqué aux Montdidériens, donna lieu aux vers suivants :
Nous aimons à nous promener,
A chanter, rire et boire ;
Mais si Mars nous fait ajourner,
Nous volons à la gloire.
En 1783, M. Julien fut le seul de la compagnie qui figura au tir provincial de Nogent-sur-Seine ; il soutint dignement l'honneur du corps, et remporta le troisième prix, consistant en six couverts et deux cuillers à ragoût. Le 21 septembre, l'Arquebuse alla à sa rencontre jusqu'au Monchel ; le vainqueur fit son entrée au bruit des tambours et des fifres, drapeau et guidon déployés ; il fut conduit au jardin de l'Arc, où l'attendait une collation.
La ville de Cambrai ayant été admise, en 1774, à faire partie de l'union des quatre provinces, rendit, en septembre 1786, un prix provincial ; un chevalier de Montdidier rima à cette occasion des couplets qui eurent les honneurs de l'impression ; voici le dernier ; il est adressé aux dames :
Sexe charmant, qu'un doux sourire
Anime les arquebusiers.
Est-il d'amants sous ton empire
Plus loyaux que nos chevaliers ?
Tout leur désir est la couronne
Que doit donner la beauté ;
Quand c'est Vénus qui nous la donne,
Elle est plus que la royauté.
Nos chevaliers ne se bornèrent point à faire fumer l'encens sur l'autel d'Apollon, ils décochèrent aussi d'une main sûre des traits que le dieu à l'arc d'argent n'aurait pas désavoués : MM. Denisart, Julien et Henon revinrent de Cambray le 9 septembre, rapportant quatre prix, composés de trois gobelets et de deux couverts d'argent. Auquel des trois chevaliers faut-il attribuer la pièce de vers dont nous avons cité un couplet ? Adhuc sub judice lis est.
Ce fut le dernier signe de vie de la compagnie de l'Arquebuse ; elle s'éteignit en chantant ; jusqu'à la fin elle conserva sa belle humeur ; la gaieté de ses membres était connue, et on les recherchait dans toutes les assemblées : moins favorisée que la compagnie de l'Arc, elle disparut en 1790, pour ne plus se relever.
Les confréries de l'Arc et de l'Arquebuse exerçaient une salutaire influence sur la société. Les réflexions de Scellier à cet égard sont fort justes : « Ce qui a engagé, » dit-il « tant de personnes distinguées de se mettre dans la compagnie de l'Arquebuse fut l'accord, l'intelligence, la politesse, l'union et l'adresse qu'on y trouvoit. Une collation qui fut fixée en un grand gâteau et en huit bouteilles de vin de pays, sans permission d'excéder, toutes les fois qu'on tiroit un prix, a aussi beaucoup contribué à multiplier le nombre des chevaliers, parce que dans ces collations bornées et qu'un chevalier ne donnoit qu'une fois par an, il s'y formoit toujours des conversations savantes et instructives, capables de contenter les gens faits et de nourrir la jeunesse. C'étoit une école où il se trouvoit d'excellents maîtres et souvent d'excellents écoliers. C'étoit, pour mieux dire, une académie où l'on puisoit de la science en même temps que l'on s'exercoit dans les armes. Les pères et mères devoient donc être très-contents d'avoir leurs enfants dans cette compagnie, puisqu'avec une très-petite dépense par an, ils s'y instruisoient de tout, y prenoient des sentiments nobles et s'éloignoient de la débauche, qui ne règne que trop dans une jeunesse, surtout quand elle est si peu occupée que l'est toujours celle de Montdidier. »
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