Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VII - § II - Section I
par Victor de Beauvillé
Section I
Sentence concernant Laurent Fernel
La rivière qui coule à Montdidier prend sa source à Dompierre (Oise), lieu dit le Petit-Pré, au-dessous de l'église ; elle passe ensuite à Domfront et à Domélien, et c'est à cette succession de trois villages dont le nom commence par la même syllabe qu'elle doit de s'appeler rivière des Dom ou des Trois-Dom. Les sources situées sur ces trois communes tarissent fréquemment ; la rivière y est souvent à sec pendant des mois entiers : aussi peut-on regarder comme les véritables sources de la rivière celles qui se trouvent à Rubescourt (Somme) ; elles sont très-abondantes, et forment un affluent qui se réunit à Domélien au cours d'eau venant de Dompierre. De Domélien la rivière passe à Ayencourt, où elle est déjà assez forte pour faire tourner un moulin ; puis elle coupe la route de Montdidier à Saint-Just, à l'entrée du Monchel, où on la traverse sur un pont construit en 1838, et, après avoir arrosé de nombreux jardinages, elle entre en ville au moulin de la porte de Paris, au-dessous duquel elle reçoit les eaux de la fontaine des Blancs-Murets. La rivière se divise ensuite en deux bras : l'un, parallèle à la rue des Tanneries, se dirige en ligne droite vers le pont de l'Ave-Maria, et se nomme la petite rivière, à cause du rétrécissement que lui ont fait subir les riverains ; ce bras n'a que deux ou trois mètres de large au plus ; c'était autrefois la grande rivière. L'autre bras, maintenant le plus considérable, se détourne à gauche après le moulin de la porte de Paris, baigne les jardins qui sont au bas de cette partie de la ville, côtoie une portion de la rue Saint-Médard, et vient rejoindre le petit bras au-dessus du pont de l'Ave-Maria. La rivière poursuit son cours le long du faubourg Becquerel, passe derrière celui de Saint-Martin, et, franchissant les limites de la banlieue à peu de distance du moulin le Pot, serpente à travers les territoires de Courtemanche, de Fontaine, de Maresmontiers, de Gratibus, de Bouillancourt, pour se jeter enfin dans l'Avre à Pierrepont. La longueur de son cours, sur lequel on compte quinze usines, est de 21,000 mètres, dont 3,700 mètres dans le département de l'Oise. On a essayé d'extraire de la tourbe à Gratibus et à Bouillancourt, mais elle est blanchâtre et de mauvaise qualité. De Dompierre à Ayencourt et de Framicourt jusqu'à Pierrepont, la vallée n'est pas cultivée en jardins ; elle est couverte d'ormes, de blancs et de peupliers qui poussent avec une extrême rapidité.
Le nom des Trois-Dom que porte la rivière ne remonte pas à une époque très-reculée. Dans de vieux titres elle est désignée sous les noms de rivière de Becquerel, de Couppin ou Couppy. Le dénombrement de la terre de Royaucourt, fourni en 1300 par Pierre de Séchelles, écuyer, seigneur de Royaucourt, porte : Item A Dommelien trois journeux de pré ou environ à la rivière qui commence que on dit Becquerel et donne jusques à la maison l'abbé Sainct-Quentin. Or la rivière des Dom est la seule qui passe à Domélien, et l'abbé de Saint-Quentin de Beauvais était effectivement seigneur de ce village. En 1162, il y avait à Domélien un moulin à eau qui existait encore en 1521, preuve évidente que la rivière était alors plus considérable qu'à présent.
Le nom de Couppin paraît dans un titre de 1346 ; celui de Couppy est plus moderne, et n'en est qu'une corruption. En 1464, Jean de Hangest, écuyer, seigneur du Ponchel, fief situé près de Rubescourt, et du Lendit-les-Mesviller (Piennes), donna 48 sols de surcens en échange d'une redevance annuelle de dix-huit setiers de blé que Guillaume Minchevin avait droit de prendre sur le moulin à eaue, maison, lieu et apartenance que on dit de Becquerel apartenant audit Jehan de Hangest, séant en la vallée dudit Montdidier, au-dessous et à l'endroit de la motte de l'abie, tenant d'une part à la rivière de Couppy qui fait molre ledit moulin, et d'autre part à la rue et voirie qui conduit de Becquerel à Saint-Martin. Le pont du moulin de la porte de Paris s'appelait autrefois pont de Couppy.
Les noms de Becquerel et de Couppy étaient ceux d'anciennes familles du pays. Dans une transaction de l'an 1186, intervenue entre Renaud du Bois, chevalier, et l'abbaye de Corbie, relativement à l'avouerie de Domélien, on voit figurer au nombre des signataires Raoul de Becherel ; c'est aussi dans un titre concernant Domélien que nous avons vu indiquer la rivière sous le nom de BecquereI. Aurait-on donné à la rivière le nom du seigneur sur les terres duquel elle prenait naissance ? A la fin du seizième siècle, et sans que l'on en sache le motif, la rivière quitta ses premières dénominations pour s'appeler rivière des Trois-Dom ou simplement des Dom, comme l'on dit habituellement : réunie à l'Avre, elle se perd dans la Somme au-dessus d'Amiens ; il y a dans cette ville, près du port d'amont, un petit quai qu'on nomme le Dom.
L'aspect de la vallée est bien différent de ce qu'il était il y a trois ou quatre cents ans. Non loin de la fontaine des Blancs-Murets, il y avait un vivier de quatre journaux, et un moulin dit de Houpaincourt, que Jean de la Tournelle vendit à la ville avec tous ses droits en 1289 ; ce vivier était situé en partie dans la banlieue et en partie sur le territoire du Monchel. Le moulin n'existait plus en 1521 ; le vivier fut comblé vers la même époque.
A côté du moulin de la porte de Paris se trouvait un étang dont Philippe-Auguste fit don aux religieux du prieuré de Notre-Dame : De elecmosina Domini Roberti de Tornella et domini Petri patris ipsius et domini Rogonis fratris ejus duodecim modios frumenti, ad novum molendinum et adjacens stagnum de elecmosina domini regis Philippi (Pièce just. 83.) Cet étang servait de réservoir au moulin, dont il était séparé par une chaussée ou catiche de quatorze à quinze pieds de large, d'où est resté à cette partie de la vallée le nom de catiche, vieux mot français qui veut dire chaussée, digue près d'une rivière. On lit dans un titre de 1521 : Pré et marais séant entre le clos Roucton et la rivière aboutant à la catiche de la rivière. Pagès rapporte dans ses Mémoires que « les jardins des bourgeois de Montdidier, situés proche la rivière, sont appelés castiches aquatiques. » L'étang était alimenté par des sources qui jaillissaient dans son étendue ; il communiquait avec la rivière au moyen de deux écluses : l'une, placée dans le haut du côté du Monchel, servait à introduire dans l'étang les eaux de la rivière lorsqu'elle était gonflée par les pluies ou par la fonte des neiges ; l'autre, près du moulin, avait au contraire pour objet de faire entrer les eaux de l'étang dans la rivière, quand celle-ci en manquait. Cet étang était assez profond pour porter des nacelles ; on le mettait à sec au moyen d'un conduit qui, traversant la chaussée, passait sous le lit de la rivière et déversait ses eaux au-dessous du moulin. L'entretien de l'étang était à la charge des Bénédictins, qui le laissèrent se combler. En 1544, il fut vendu comme pré d'une contenance de quarante journaux, moyennant la somme de 1,200 liv. tournois ; les religieux s'en étaient réservé quatre journaux, ce qui porte à quarante-quatre journaux la superficie totale de l'étang. Le journal valait alors 31 liv. 5 sols ou 103 fr. de notre monnaie ; aujourd'hui la même quantité de terre en cet endroit se vend 3,000 francs.
Auprès du pont de l'Ave-Maria, où était le moulin Hubert, il y avait un troisième vivier, dont l'existence nous est révélée par la charte de Philippe-Auguste : Pro vivario molendini Huberti ; la charte de Philippe le Bel en fait aussi mention ; nous n'avons trouvé aucun renseignement sur ce qui le concerne. Ces étangs si rapprochés devaient rendre l'air de Montdidier moins salubre qu'il ne l'est actuellement ; mais ils contribuaient à l'aisance des habitants en facilitant l'exploitation des moulins, laquelle formait une de leurs principales ressources ; aussi, lorsque le grand étang à l'entrée de la ville eut été desséché, le moulin Neuf, privé du secours de ses eaux, estoit la plus part du temps au joc, et, dès 1578, le meunier se plaignait de ne pouvoir plus moudre suffisamment pour acquitter la redevance qu'il devait à l'échevinage.
Les anguilles de Montdidier avaient un goût exquis, si l'on en juge par l'importance que met Philippe-Auguste à se les réserver d'une manière toute spéciale pendant la durée de son séjour dans notre ville : Pro anguillis bordelli et molendini, nisi quod illas habebimus quoties erimus apud Montemdesiderii. Il est à croire que le roi, grand amateur d'anguilles (la charte en est la preuve), en aura fait une consommation exagérée, car maintenant on n'en trouve plus dans la rivière. En desséchant les étangs, on a fait périr le poisson : les gourmets s'en consolèrent difficilement, c'était un manger de roi ; il est vrai que, du temps de Philippe-Auguste, les princes ne faisaient pas aussi bonne chère que les simples bourgeois de nos jours.
Les maire et échevins étaient seuls seigneurs, hauts justiciers et voyers de la rivière ; le droit de pêche appartenait exclusivement à la ville depuis les Trois-Fontaines jusqu'au moulin de Courtemanche, et on ne pouvait y pêcher sans la permission de l'échevinage, à peine de 60 sols d'amende : Laurent Fernel, père du célèbre médecin, en fit l'expérience. Il était pelletier, et tenait en même temps une auberge à l'enseigne du Kat-Noir. Pour contenter ses pratiques, il mettait la rivière à contribution : un jour il fut pris au moment où il venait de pêcher une belle carpe : traduit pour ce fait devant la justice municipale, le procureur de la commune, Jean Guérard, prit des conclusions et accusa le délinquant de s'être ingéré depuis aucun temps, mesme depuis an et jour, de pécher la rivière en dedans les limites de la banlieue du costé de devers le Mont-chel et en icelle pris grand quantité de poisson. Laurent Fernel, qui était coutumier du fait, se fit aussi humble que possible ; il déclara n'avoir nullement l'intention de troubler la ville et la communauté dans son droit, et affirma n'avoir pris qu'une seule cape. Tout fut inutile. Par sentence de Jean Hérault, maïeur, du 7 novembre 1503, il fut condamné à restituer une carpe ou 3 sols pour l'extimacion d'icelle et en l'amende de L sols parisis ensemble ès dépens (Pièce just. 84). La condamnation produisit son effet : en 1508, Laurent Fernel, toujours amateur de poisson, prit un parti plus honnête que celui d'aller en marauder, et il acheta un vivier qui se trouvait près le chemin de Montdidier au Mesnil (Pièce just. 85). En 1722, le droit de pêche était estimé 7 livres.
La rivière longe, au midi , les terres labourables de la commune d'Ayencourt ; anciennement elle passait dans le milieu de la vallée, en voici la preuve dans un titre de 1518 : Terres tenantes au viel cours de la rivière d'autre au chemin des Blancs-Murets. Les Trois-Fontaines, dont nous avons parlé plus haut, étaient des sources fort abondantes situées à l'entrée du vallon venant d'Abbémont, dans un endroit appelé la Héronnière ; elles n'existent plus. En 1754, il y eut à leur sujet un procès au bailliage ; la quantité d'eau qu'elles fournissaient noyait les prés voisins ; les riverains s'en plaignirent et obtinrent, par voie de justice, le droit de boucher ces fontaines : de tout temps les intérêts privés ont été les ennemis du bien public.
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