Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre IV - § I - Section II
par Victor de Beauvillé
Section II
Plusieurs de nos compatriotes se souviennent d'avoir vu le palais de justice tel qu'il était autrefois ; ils se rappellent parfaitement l'antique Salle du Roi et les derniers jours du bailliage. Le greffe et le corridor de la salle d'audience faisaient partie de la salle des Pas-Perdus, qui avait 10m,45 de largeur sur 23m,86 de profondeur ; sa hauteur était en proportion. Il n'y avait pas de plafond ; le comble allongé et les grandes poutres qui traversent le bâtiment étaient apparents, et l'on n'apercevait à une hauteur considérable, que le toit pour tout abri ; aussi, l'hiver, y faisait-il un froid excessif ; le vent et quelquefois la pluie venaient faire diversion aux émotions des plaideurs.
La Salle du Roi, qui, pour la grandeur, n'avait pas
son égale en Picardie, les fiefs nombreux qui en relevaient, l'origine royale
qu'on lui supposait, l'étendue de pays soumise à sa juridiction, flattaient
singulièrement l'orgueil de nos ancêtres. Aussi, dans leur pensée, n'y avait-il
aucun parallèle à établir, sous le rapport judiciaire, entre Montdidier et les
deux autres villes du gouvernement. Voici comment s'exprime à ce sujet un
chroniqueur du dix-septième siècle : « Quand Montdidier n'auroit ce privilége,
les villes de Péronne et de Roye seroient mal fondées à luy disputer ses
avantages et prérogatives, tant à cause de l'avantage de son ressort et sa
juridiction, que pour la considération de la beauté des édifices de son siége,
car, quand en effet il n'auroit que la grandeur et l'éminence de
son auditoire, l'avantage de son entrée, aussy bien que l'escalier qui
l'accompagne, l'amplitude de sa première salle où se promènent les parties et
autres, qui a plus de cent pieds de long sur trente-sept pieds de large, la
seconde salle qui est l'auditoire où l'on rend la justice estant aussi de mesme
longueur et largeur que la première cy-dessus, les anciennes peintures du lieu
au-dessus des siéges des juges, les inscriptions latines en lettres gothiques
pour leur faire souvenir de leurs devoirs, la beauté du dais estant au-dessus de
leurs têtes, les anciens lambris des chambres du conseil et criminel, le parquet
de Messieurs les gens du roy, les veues admirables dont elles sont percées aussy
bien que celles de l'eslection, font un effet qui contente les plus curieux.
Montdidier doit donc l'emporter sur les deux autres ; ces ouvrages, quoique
muets, sont plus que suffisans pour persuader le lecteur de ce qu'on a autrefois
dit que Montdidier étoit comme le parlement des trois villes. »
Sans raviver une vieille querelle aujourd'hui sans intérêt, et laissant de côté tout amour-propre montdidérien, on ne peut nier que le bailliage de Montdidier ne fût plus important que celui de Péronne ; quant au bailliage de Roye, il était hors d'état de soutenir la comparaison : on ne comptait dans son ressort que soixante-quatorze paroisses ou hameaux.
Au-dessus de la porte d'entrée de la Salle du Roi, il y avait, au seizième siècle, une image de la Vierge tenant son fils entre les bras, avec ces vers au bas :
Virgo Maria tenet hominem,
regemque, Deumque,
Visceribus propriis natum de Flamine sacro.
La Vierge tient celuy qui né d'elle est en somme
Conceu du Saint-Esprit et roy et Dieu et homme.
Cette inscription en l'honneur de la sainte Vierge, qui serait plus convenablement placée dans une église que sur le seuil d'un tribunal, avait été gravée à une époque où le prieur des Bénédictins faisait sa résidence dans la Salle du Roi, et rappelait aux passants que le couvent était sous l'invocation de la mère de Dieu ; on peut consulter à cet égard ce que nous disons au chapitre du Prieuré.
En 1739, on fit des réparations considérables à la Salle du Roi, où il pleuvoit comme dans la rue. M. Mouret, officier du roi, fut chargé par M. Chauvelin, intendant de Picardie, de surveiller les travaux, dont la dépense s'éleva à 14,772 livres. Il fit construire dans la salle des Pas-Perdus une chapelle qui était adossée contre le mur de la salle d'audience ; Joseph de Bertin, curé de Welles, doyen de Montdidier, en fit la bénédiction le 17 octobre 1742. Le dimanche, les prisonniers montaient par l'ancienne chambre d'instruction, attenante à la salle d'audience, et entendaient la messe à cette chapelle.
La Salle du Roi servait de lieu d'assemblée dans les occasions solennelles ; les trois ordres s'y réunissaient pour nommer les députés aux états généraux ; en 1594, nos ancêtres y firent publiquement acte d'adhésion à l'autorité de Henri IV ; là fut représentée, en 1656 , devant un public nombreux, la tragédie latine des saints Lugle et Luglien.
Pendant la Révolution, l'autel disparut et la vaste salle des Pas-Perdus fut métamorphosée en salle de danse ; on y donnait des bals et des représentations théâtrales. Nos dictateurs voulaient qu'on s'amusât par ordre il fallait rire, danser à côté de la chambre du conseil où gémissaient de malheureux prisonniers. Le bon sens public fit justice d'une tentative si odieuse, et tous les efforts que l'on imagina pour dénaturer la destination du palais de justice demeurèrent infructueux..
La constitution de l'an iii ayant supprimé les tribunaux de district pour ne conserver que des tribunaux de département, pendant cinq années le palais de justice fut délaissé ; il ne reprit un peu de vie qu'en 1800, lors de la création du tribunal de première instance ; mais le mouvement qu'on y remarquait autrefois n'a pas reparu et ne reparaîtra probablement jamais. Les temps ont changé. L'immense salle des Pas-Perdus n'était pas trop grande aux jours de prospérité de la prévôté, du bailliage et de l'élection ; les juges ou les conseillers du roi, comme on les appelait pompeusement, étaient nombreux ; il y avait une légion de procureurs occupés à examiner les procès ; une cohorte d'avocats prêts à les discuter ; le public accourait pour les entendre ; c'étaient des luttes oratoires où chacun s'efforçait de faire des prouesses de beau langage. On plaidait solennellement, disertement, un peu longuement peut-être, mais il y avait dans les plaidoiries une érudition profonde. L'improvisation creuse et futile était dédaignée ; l'histoire éclairait la jurisprudence ; les plaidoyers étaient le fruit de longues et laborieuses recherches, un exposé profond où le droit romain et le droit canon, la Coutume et l'Écriture sainte, les Pères de l'Église et les auteurs profanes, mis largement à contribution, faisaient briller, quelquefois aux dépens du bon goût, les connaissances de l'orateur. Au bruit, au mouvement, ont succédé le silence et l'ennui ; la salle des Pas-Perdus est déserte, la salle d'audience solitaire ; plus de joute brillante de parole, plus d'auditeurs empressés : quelques rares curieux se hasardent parfois à mettre le pied dans le sanctuaire de la justice et se retirent précipitamment, oppressés par la lourdeur de l'atmosphère judiciaire. Les beaux jours de l'auditoire sont passés, l'éloquence s'est enfuie, et les voûtes sonores de l'antique Salle du Roi se sont endormies à jamais.
Le tribunal de première instance fut institué par la loi du 8 germinal an viii (18 mars 1800) ; le décret impérial du 18 août 1810 confirma son existence en y apportant une légère modification : de deux, le nombre des juges suppléants fut porté à trois ; depuis cette époque aucun changement n'est survenu dans l'organisation du tribunal, qui se compose d'un président, d'un juge d'instruction, d'un juge, de trois juges suppléants, d'un procureur impérial, d'un substitut, d'un greffier et d'un commis greffier. Il y a six avoués, cinq huissiers résidant à Montdidier et douze dans l'arrondissement : aujourd'hui, à défaut d'avocats, les avoués sont chargés de la plaidoirie. Autrefois, le jour de leur réception, les avocats prononçaient un discours flatteur pour la ville et le public qui assistait à leur début ; ils faisaient leur visite de cérémonie en robe ; cet usage subsistait encore sous la Restauration.
Les audiences ont lieu trois fois par semaine, les mercredi, jeudi et vendredi ; pour connaître le nombre et la nature des affaires soumises au tribunal, on peut consulter le Compte rendu de la justice, publié par le gouvernement.
Depuis plus d'un demi-siècle, par un enchaînement de circonstances dont nous devons nous féliciter, le tribunal a eu constamment des Montdidériens à sa tète ; le savoir des magistrats appelés successivement à la présidence a toujours été au niveau des fonctions qu'ils remplissaient, et la première dignité judiciaire ne fut jamais compromise parmi nous ; les successeurs des de Bertin ont dignement marché sur leurs traces, et ne se sont point écartés des règles sévères du devoir et des convenances, que trop de fonctionnaires ont mises dans un complet oubli.
Il a été question plusieurs fois de supprimer le tribunal : l'économie qu'on réaliserait serait bien minime et presque annihilée par l'augmentation des frais de justice criminelle, résultant de l'éloignement des justiciables du siége de la juridiction ; on retrancherait d'un côté pour dépenser de l'autre. Cette suppression ne pourrait être justifiée qu'autant qu'il y aurait un remaniement général des départements ; la diminution du nombre d'arrondissements, et par suite la réduction des fonctionnaires, seraient un bienfait incontestable. L'état de la France n'est plus ce qu'il était en 1790 ; on peut sans inconvénient agrandir les circonscriptions territoriales et restreindre le personnel des employés ; des arrondissements de cent cinquante mille âmes ne seraient pas trop étendus : n'en voyons-nous pas qui comptent ce chiffre de population, et où l'administration est aussi facile que dans de petits arrondissements de soixante mille habitants et au-dessous ? Il en résulterait un allégement considérable pour les contribuables, et l'on pourrait se montrer beaucoup plus difficile dans le choix des fonctionnaires, garantie précieuse pour les administrés. Le pouvoir ne serait plus entravé dans sa marche par cette multitude d'agents qui ne s'attachent à lui que pour avoir part au budget ; il serait délivré de ce flot de solliciteurs, qui grossit comme une marée montante, prête à tout submerger.
Les gouvernements qui depuis trois quarts de siècle se sont succédé en France, loin de diminuer le nombre des fonctionnaires, l'ont augmenté dans une proportion effrayante : ils ont cherché à se faire des créatures et à se fortifier par de nouveaux clients ; ils n'ont réussi qu'à faire des ingrats et à s'affaiblir ; la pusillanimité, les défections rencontrent trop de partisans pour qu'il soit possible d'atteindre les coupables. Les fonctionnaires trouvent dans leur nombre un point d'appui et de résistance contre les mesures rigoureuses que le gouvernement voudrait prendre à leur égard ; ils forment un État dans l'État. La multiplicité des employés est le signe certain de la décadence d'une nation, et la preuve irrécusable que le goût du travail, l'activité et l'indépendance du caractère ont disparu pour faire place à l'orgueil et à l'oisiveté. Au lieu de devoir à son mérite personnel sa fortune et son rang, on trouve plus commode de vivre aux dépens de l'État, de s'abriter sous son égide, et de lui emprunter une considération passagère qui s'accorde bien plus à la place qu'à celui qui la remplit.
Les peuples dégénérés, tels que les E********, les P********, les I*******, qui n'ont de nation que le nom, sont dévorés par une nuée d'agents insatiables ; la France est entrée fatalement dans la même voie. L'Angleterre, où la sève politique et l'esprit industriel sont si vivaces, compte peu de fonctionnaires ; l'Amérique du Nord, dont la population sans cesse croissante a tout l'entrain et la vigueur de la jeunesse unis à la maturité et à l'expérience de l'âge mûr, en a moins encore. Chez ces nations, point de parasites ni d'oisifs ; l'agriculture est encouragée, le commerce honoré ; l'on n'y croit pas sottement que les fonctionnaires ont le monopole de l'intelligence et du savoir ; qu'en dehors d'eux il n'y a que des gens incapables et sans moyens ; ils ne forment pas une caste, objet exclusif de l'adulation servile d'une multitude ignorante : là, toutes les professions sont estimées, tous les arts considérés ; le travail seul est en honneur. Aussi ces nations sont-elles arrivées au faîte de la puissance ; l'Angleterre et les États-Unis se partagent l'empire du monde. Si nous voulons entrer en lice avec eux, suivons leur exemple, et imitons leur gouvernement dans ce qu'il a de bon, de rationnel.
Ces réflexions, suggérées par ce qui se passe tous les jours sous nos yeux, ne changeront rien, nous le savons, à l'ordre des choses : le pays est entraîné sur une pente irrésistible ; puisse-t-il, à son déclin, se consoler par de glorieux souvenirs. Mais revenons à notre sujet, dont cette digression nous a un peu éloigné. D'ailleurs le tribunal de Montdidier n'est point partie intéressée dans la question ; il n'a pas changé, sa composition est toujours la même, il est aujourd'hui ce qu'il était il y a cinquante ans.
La suppression d'un tribunal n'est pas une mesure qui puisse se prendre isolément ; elle ne pourrait être décidée qu'autant qu'elle ferait partie de l'exécution d'une loi qui atteindrait plusieurs départements. Aussi est-ce mal à propos et sans fondement qu'à certaines époques de crises politiques, des personnes malintentionnées se sont plu à répandre le bruit que le tribunal de Montdidier serait supprimé : il n'y avait rien de fondé dans ces rumeurs propagées à dessein pour alarmer les esprits. Si, ce qui n'arrivera pas, nous l'espérons, la suppression du tribunal était prononcée, ce serait un préjudice irréparable pour Montdidier: notre ville, n'ayant ni commerce ni industrie, déchoirait rapidement du rang déjà si modeste qu'elle occupe, et ne tarderait pas à devenir un bourg comme Breteuil ou Corbie. Il y a loin, toutefois, de notre tribunal de trois juges à ces nombreux corps judiciaires qui faisaient la gloire et l'orgueil de nos pères. Si le passé n'est plus, tâchons de conserver le présent, et estimons-nous heureux d'avoir sauvé ce qui nous reste après tant de révolutions.
Le tribunal de première instance a dans sa juridiction les justices de paix d'Ailly, Montdidier, Moreuil, Rosières et Roye.
LISTE DES PRÉSIDENTS.
1800. ler juillet.
Louis-François de Paule Billecocq.
1801. 27 avril. Pierre-Claude-Hippolyte Pucelle.
1816. 28 février. Félix-Louis-Luglien Cauvel de Beauvillé.
1818. 8 décembre. Pierre de Luxembourg, Élisabeth-Luglien Cousin de Beaumesnil.
1839. 4 août. Louis-Joseph Hanquez.
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