Histoire de Montdidier

Livre II - Chapitre III - § II - Section III

par Victor de Beauvillé

Section III

Prérogatives du maire

Contestations pour le cérémonial

Scandales qu'elles occasionnent

Troubles dans les élections

 

La place de maïeur n'était pas facile à emporter d'assaut ; mais, lorsqu'on était nommé, quelle satisfaction ! quelle jouissance ! Tout dans la ville était soumis à ce magistrat et reconnaissait son pouvoir ; les fourches patibulaires du Maurevuart étaient là pour faire craindre et respecter ses ordres. A Pâques, à la Pentecôte, à la Toussaint et à Noël, on offrait des vins de présent au maïeur et aux échevins ; en 1518, on donna dix quennes de vin au maire et dix-huit aux échevins ; en 1679, le nombre de quennes destinées au maire fut réduit à six : une quenne contenait 1 litre 90 centilitres, et valait à cette époque 12 sols. Le 23 juin, le maire, assisté des membres du corps de ville, se rendait sur la Place et allumait le feu de la Saint-Jean, préparé en face de la mairie. Les processions étaient une occasion favorable pour se faire voir. Chaque maïeur, dans les premiers jours après son élection, avait le droit, fondé sur l'usage, de demander aux Bénédictins une procession générale, qui avait lieu le jour de la Trinité ; le prieur officiait et présidait à la cérémonie. Avec quel plaisir le maire aimait à se montrer en public, accompagné des échevins, enveloppés comme lui de grandes robes noires à larges manches, dont les plis flottants suffisaient à peine à contenir leur importance ! Les hallebardiers de la ville formaient l'escorte. Le maire était suivi des quatre sergents de ville, revêtus de robes rouges et violettes, tenant chacun une verge à la main ; devant lui marchait le premier sergent, portant une masse de deux pieds et demi de haut, garnie d'argent ciselé, et terminée par une tête à cinq faces, sur chacune desquelles étaient en relief les armes de la ville, surmontées d'une fleur de lis d'argent. Dans un compte de l'argentier de 1641 figure l'article suivant : Payé 18 liv. à Paul le Noir pour une masse d'argent que porte le premier sergent de la ville, sans y comprendre la façon que le sergent a payée. Cette masse fut brûlée à la Révolution, mais l'argent ne fut pas perdu pour tout le monde.

L'étiquette jouait un grand rôle, et fut cause de nombreux débats entre la mairie et le bailliage. Les prétextes de conflit ne manquaient pas, et les processions très-suivies à cette époque venaient souvent encore mettre les rivalités en présence. Indépendamment du pieux motif qui portait à y assister, c'était, il faut le dire, l'unique spectacle qui vînt récréer les habitants ; aussi chacun s'empressait de contribuer à la fête et de donner à la cérémonie le plus grand éclat possible. Les corporations religieuses y étalaient tout le luxe de leurs ornements ; les compagnies judiciaires, entourées de l'appareil imposant de la justice, y défilaient gravement, devant les yeux émerveillés de leurs concitoyens ; ce n'était pas une mince satisfaction d'amour-propre : malheureusement la discorde se mêlait souvent à la fête : une robe endommagée, un rabat déchiré, un long procès, furent plus d'une fois le seul fruit que les assistants rapportèrent de ces processions.

Les principales étaient celles de l'Assomption et des saints Lugle et Luglien. Le clergé des différentes paroisses et les autorités se rendaient à l'église du Prieuré, où étaient déposées les reliques des patrons de la ville. Les Capucins ouvraient la marche et précédaient le clergé ; puis venaient le bailliage, l'échevinage, la prévôté, l'élection, le grenier à sel, chacun à son rang. Les officiers du bailliage et ceux du corps de ville s'avançaient sur deux colonnes parallèles ; le lieutenant général marchait en tête, ayant le maire à sa droite et le lieutenant criminel à sa gauche. Tous trois, à même hauteur et à pas comptés, suivis des conseillers et des échevins, se dirigeaient vers l'église Saint-Pierre. Les portes qui donnent entrée dans l'église sont assez larges pour que trois personnes puissent y passer de front ; mais un jour de cérémonie cela n'était pas possible, l'étiquette en eût souffert : on ne passait donc qu'un à un. Tout allait bien jusque-là ; mais, à peine ce monde entré dans l'église, l'esprit de dispute y pénétrait avec la justice. L'allée du milieu de la nef, garnie de bancs de chaque côté, étant étroite, on ne pouvait marcher à l'aise que deux à deux ; dès lors il était impossible d'observer les rangs. Le lieutenant criminel prétendait garder le sien à côté du lieutenant général, forçant par conséquent le maïeur à marcher derrière lui, sur le même rang que le prévôt. Le maïeur, blessé dans sa dignité, de revendiquer ses droits ; le lieutenant criminel de ne point vouloir se relâcher de ses prétentions : indeirœ. Les scènes les plus incroyables avaient lieu dans l'église : on ne s'épargnait pas les injures ; des paroles on arrivait aux voies de fait, et fréquemment on finissait par en venir aux mains. Au mois d'octobre 1700, le maire de Saint-Fussien de Vignereul et le lieutenant criminel de la Villette donnèrent aux fidèles un beau sujet d'édification : il y eut, porte le procès-verbal, main mise entre lui et le maire ; perruques ont été arrachées, robes et rabats mis en morceaux. Le bel exemple pour des magistrats ! et comme le public dut rire de ces débats!

Les mêmes scandales se renouvelaient au Saint-Sépulcre. En 1726, à la fête de l'Assomption, de la Villette, aidé du lieutenant particulier et du prévôt, barra le chemin au maire, et le repoussa afin de prendre le pas sur lui. Le maire voulant maintenir sa préséance, les agresseurs revinrent à la charge : il en résulta une telle confusion que le clergé et les compagnies se trouvèrent confondus pêle-mêle dans un désordre inimaginable. Le peuple, irrité de l'insulte faite à ses magistrats, se préparait à leur venir en aide, et Dieu sait ce qui serait advenu dans l'église, si le maïeur Claude le Caron n'eût contenu la foule et ne l'eût engagée à se renfermer dans les bornes de la modération ; mais Sa Majesté Louis XV se passa ce jour-là des prières que l'on devait adresser au ciel pour la conservation de sa royale santé.

Les mémoires du temps sont bien modérés lorsque, en parlant de de la Villette, ils portent qu'on n'a pas dessein de l'insulter en disant qu'il est d'un caractère un peu trop vif et inquiet. Au mois d'octobre de la même année, à l'occasion de la fête des saints Lugle et Luglien, il recommença ses scènes de violence à Saint-Pierre. Il s'était entendu avec le prévôt Fourment et le lieutenant particulier Pinguet : au moment où le maire parut, il s'élança de son banc, et, aidé de ses deux complices, l'arrêta dans sa marche et prit rang fièrement au-dessus de lui. Le maire eut beau le prier de lui laisser sa place, il n'en reçut que des injures. La femme du prévôt et la fille du lieutenant criminel se mirent aussi de la partie, et, pour défendre l'honneur de la famille et les prérogatives de la charge, elles tombèrent toutes deux sur l'infortuné maïeur. Les mauvais traitements auraient été poussés fort loin, si le lieutenant général de Bertin ne fût intervenu pour mettre fin à la lutte : le maïeur Claude le Caron était cependant conseiller au bailliage, et c'était contre un collègue que le lieutenant criminel se livrait à ces excès.

Il ne faut pas croire que le maïeur supportait patiemment de tels outrages ; il assemblait les échevins, non moins jaloux de leurs priviléges que les conseillers, et les registres de l'hôtel de ville se couvraient de protestations. On n'en restait pas là ; les assignations volaient de part et d'autre : enquêtes, contre-enquêtes, pourvois devant le conseil d'État, appels au parlement, rien n'était épargné ; des flots d'encre coulaient pour une question d'étiquette.

Claude le Caron ayant été remplacé en 1727 dans les fonctions de maïeur par le Clerçq de Ricamel, conseiller au bailliage, ce dernier ne fut pas plus heureux que son prédécesseur ; à peine fut-il entré en charge, qu'il se vit exposé à toute la colère de ses collègues. Le lieutenant criminel de la Villette avait entraîné dans son parti le lieutenant civil, le lieutenant particulier et le prévôt : ce renfort redoubla son audace. Le 19 juin 1727, il saisit l'occasion de la procession du Saint-Sacrement pour reconquérir ce second rang, objet de tant de luttes et de procès. Cette fois, laissant toute discussion de côté, il en appela directement à la force du poignet du droit de s'avancer immédiatement après le lieutenant général. Au moment où la procession rentrait dans l'église Saint-Pierre, le lieutenant particulier Pinguet, qui était le bras droit de de la Villette, voulut empêcher le maire de passer devant ce dernier ; mais l'intraitable de la Villette, plus emporté que jamais, s'approcha du maire, le prit par le milieu du corps et le culbuta dans un banc, lui déclarant qu'il marcherait, non pas sur le même rang que lui, mais après le prévôt. Cette brusque agression ne déconcerta pas le maïeur : repoussant la force par la force, il résista à l'attaque dont il était l'objet, et parvint à conserver son rang jusqu'au chœur, où il fit une entrée, nous ne dirons pas triomphale, car il ne put y arriver, mentionne le procès-verbal, qu'après toutefois que le lieutenant criminel l'aurait tiré si violemment par la robe qu'elle a dû en être déchirée.

Ces épisodes peignent les mœurs de notre ville au dix-huitième siècle. Lorsqu'on voit de graves magistrats, des gens dont toute la vie s'écoulait dans l'étude calme et paisible des lois, se passionner aussi vivement pour le cérémonial, on comprend combien peu de chose faisait diversion à la monotonie de la vie, et que le plus petit événement acquérait de suite de l'importance. Ces rivalités de corps formaient à peu près le seul entretien et l'unique occupation des habitants, bourgeois aisés pour la plupart, et tenant presque tous à des familles de robe. Lorsqu'elles n'étaient pas poussées trop loin, ces rivalités avaient leur bon côté : chacun, pour soutenir l'honneur de sa compagnie, et justifier la déférence à laquelle il croyait avoir droit, faisait assaut de science, d'érudition, de bonne tenue, et se piquait de figurer honorablement dans le monde ; aussi le nombre de ce que l'on appelait les bonnes maisons était considérable, et la société montdidérienne était une des plus nombreuses et des mieux composées de la province.

Les réclamations du lieutenant criminel donnèrent lieu à un arrêt du conseil du 31 juillet 1727, qui confirma l'échevinage dans le droit d'assister parallèlement au bailliage à toutes les cérémonies publiques, et accorda au maire le pas sur les membres du bailliage, le lieutenant général excepté, à peine de 500 livres d'amende contre chaque contrevenant. Cet arrêt semblait devoir mettre un terme aux contestations ; sa disposition est si claire et certaine qu'on peut dire qu'un aveugle y mordroit, porte une délibération de l'échevinage. De la Villette se tint pour bien averti, et renonça à ses prétentions ; mais le lieutenant Pinguet continua encore la lutte : il y eut entre le maire et lui plusieurs scènes orageuses qui excitèrent fortement la colère de nos aïeux. Cependant cette question de préséance avait été tranchée depuis longtemps ! par un arrêté de la mairie en date du 8 septembre 1596, il avait été décidé que le maïeur précéderait le lieutenant particulier à l'offrande, et qu'il garderait la possession de ses prédécesseurs de marcher le second et d'être la seconde personne de la ville ; mais pour la chicane il n'y pas au-dessus des gens de loi.

Si la place de maire excitait à ce point l'ambition de quelques individus, il était d'autres personnes qui se tenaient soigneusement à l'écart, peu soucieuses de s'exposer aux désagréments que ces fonctions entraînaient après elles ; le peuple allait parfois tirer ces hommes modestes de l'obscurité, dans laquelle ils aimaient à se cacher, et les nommait malgré eux. La charte de Montdidier, moins rigoureuse que celle d'Amiens et de quelques autres villes, n'ordonnait pas la destruction de la maison de celui qui refusait d'être utile à son pays ; néanmoins il fallait accepter, bon gré mal gré, la position honorable à laquelle on aurait voulu se soustraire. Jacques Parmentier, ayant été élu maïeur en 1548, voulut s'excuser, alléguant qu'il était chargé de deux tutelles, d'une nombreuse famille, et embarrassé dans des procès ; ce fut en vain. Les personnes que le maire désignait pour échevins ne pouvaient se dispenser de lui prêter leur concours. Ainsi, en 1579, Guillaume et Maximilien de Bailly, que Titus Belin avait appelé à le seconder, ayant décliné cet honneur, l'avocat de la ville prit des conclusions contre eux, et ils prêtèrent serment comme contraints. Lorsque le maïeur venait à mourir, il était remplacé par le lieutenant de la mairie. La nomination de ce dernier éprouva divers changements : tantôt il fut élu par le peuple, tantôt nommé par le maïeur ; enfin l'usage s'établit que le maire sortant de charge serait lieutenant de droit. Pierre de Baillon étant mort, en 1584, dans l'exercice de ses fonctions, François Gonnet, son prédécesseur, et comme tel lieutenant de la mairie, devait le remplacer : il s'y refusa ; mais on le contraignit d'accepter, sous peine de cent écus d'amende et de prison. L'argument était sans réplique. François Gonnet fut continué maïeur en 1585 et 1586 ; on a pu voir dans le cours de notre Histoire les services qu'il rendit lors de la soumission de la ville à Henri IV.

Une mesure d'administration importante signala la présence de Gonnet à la tête des affaires en 1586, il décida qu'à l'avenir il y aurait à la mairie un registre sur lequel on inscrirait toutes les délibérations, afin qu'on y eût recours au besoin. Auparavant, grand nombre d'entre elles s'écrivaient sur des feuilles volantes qu'on enliassait et mettait de côté ; il était très-facile de les égarer : on ne pouvait d'ailleurs consulter les procès-verbaux réunis de la sorte qu'avec une peine extrême. L'arrêté de François Gonnet eut pour but de remédier à cet inconvénient. Il y avait bien avant lui des registres à la ville, mais ils étaient tenus d'une manière très-incomplète ; le plus ancien qui s'y trouvât au moment de la Révolution ne remontait qu'à 1492 ; les registres antérieurs avaient été anéantis lors des guerres des Bourguignons. La République n'a pas été plus indulgente, et les incendiaires de 1793 ont, à notre éternel regret, continué et achevé l'œuvre de destruction.

L'organisation municipale subsista sans modifications profondes jusque dans le dix-septième siècle. Un règlement sur la nomination des maïeur et échevins, arrêté le 26 août 1658, à l'hôtel de ville, et confirmé par le roi au mois de septembre suivant, n'avait pu recevoir d'application à cause de l'opposition suscitée par les officiers du bailliage. Les élections de 1675 furent très-orageuses. Les différents partis qui agitaient la cité, divises entre eux, mais unis sans s'en apercevoir pour leur perte commune, s'adressèrent simultanément au conseil du roi afin d'obtenir gain de cause et de faire triompher les candidats de leur choix. Le caractère dominateur de Louis XIV s'accordait mal avec l'esprit d'indépendance que les libertés communales entretenaient dans les provinces ; il saisit avec empressement l'occasion qui lui était imprudemment offerte, et, pour trancher les difficultés relatives à l'élection contestée, il fit un règlement qui modifiait radicalement ce qui avait existé jusqu'alors, et, d'un trait de plume, renversa le système municipal en vigueur depuis cinq cents ans. Par un rapprochement assez singulier, ce fut dans notre ville même que le roi signa l'ordonnance concernant cette grave affaire ; il passait par Montdidier pour se rendre en Flandre, où l'appelaient les guerres qu'il soutenait contre la maison d'Autriche. Voici la teneur de son ordonnance :

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