Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre I - Section VII
par Victor de Beauvillé
Section VII
Ces reconstructions ont défiguré totalement l'aspect du bas-côté gauche. Les voûtes s'entrecroisent et se heurtent de telle sorte qu'il semble que l'on ait pris plaisir à leur faire produire l'effet le plus désagréable ; l'arcade qui supporte la voûte de la chapelle de Saint-Luglien a l'air de servir d'entrée à une forteresse. Par un oubli incroyable de toutes les règles, l'architecte a fait les fenêtres de ce bas-côté plus petites que les autres, et leur a donné une forme entièrement différente de celles qui les avoisinent ; en 1855, un amateur fit exécuter les nervures qu'il avait oubliées. Pauvre église ! je n'en connais pas qui ait eu plus à se plaindre qu'elle de ce qu'on veut bien appeler les gens de l'art !
Jusqu'à la Révolution on enterra dans l'intérieur des villes : l'église Saint-Pierre s'élevait entre deux cimetières des pierres sépulcrales lui formaient une funèbre ceinture ; sa croix révérée dominait les tombes et protégeait encore, après la mort, ceux qu'elle avait consolés de leur vivant. On appelait grand cimetière celui qui était à gauche du portail ; le petit occupait le terrain formant aujourd'hui une sorte de place au midi de l'édifice ; il fut entouré de murs en 1483, et on y employa dix mille briques à raison de 21 sols le mille rendu sur les lieux (4 fr. 75 centimes). Ce cimetière fut supprimé en 1792. A force d'enterrer dans un espace aussi restreint, le sol s'était exhaussé de plusieurs pieds et donnait une grande humidité dans l'église ; on l'a baissé il y a quelques années, et les ossements qu'il recelait furent portés au cimetière. Au milieu il y avait une croix de pierre élevée sur un piédestal de quatre à cinq marches ; on s'y rendait processionnellement le dimanche des Rameaux pour célébrer une partie de l'office. L'emplacement de l'ancien cimetière devrait appartenir à la paroisse, mais depuis une quinzaine d'années les acquéreurs des bâtiments de l'Hôtel-Dieu ont construit le long de la place et soutiennent y avoir des droits de servitude, malgré les réclamations du conseil de fabrique pour conserver la propriété de la paroisse.
L'église Saint-Pierre ne jouissait pas de ces immunités ecclésiastiques dont notre société moderne conçoit difficilement l'existence : vainement les coupables cherchaient dans son sein un refuge contre la rigueur des lois, le bras séculier allait les y chercher pour les livrer à la justice. Le jour de la foire de septembre de l'année 1524, Jean de Braynes et Adam son frère, à la suite d'une querelle avec Brisset de Lemer, frappèrent celui-ci d'un coup de couteau qui lui donna la mort ; Jean fut arrêté et conduit dans les prisons de la commune. Adam parvint à se sauver dans l'église Saint-Pierre. Sur l'ordre du maïeur et des échevins, Pierre Cauvel de Carouge, avocat de la ville, s'y transporta, et n'hésita pas à faire saisir et incarcérer Adam de Braynes. Après son interrogatoire, le coupable fut ramené dans l'église. Le clergé s'émut de cet acte de vigueur. L'official d'Amiens, à la requête du promoteur, fit citer personnellement l'avocat de la ville ; mais il se désista de ses poursuites, disant que ce n'estoit chose nouvelle de prendre délinquants dans les églises pour estre interrogés à la charge de les remettre dans l'église sitost qu'ils seroient interrogés. Adam de Braynes était innocent ; quant à son frère, surnommé Doresmeaulx, convaincu d'avoir donné la mort à Brisset de Lemer, il fut, après avoir été appliqué à la question, transféré, sur son appel, à Paris par Titus de la Morlière, procureur de la ville : nous ignorons quel fut le résultat de la sentence définitive prononcée contre lui.
Quelques usages peignent les mœurs et l'esprit du temps. Dans les mariages, on présentait à la future un cappel ou chapeau orné de fleurs et de rubans, appartenant à l'église. La mariée devait faire un cadeau à la paroisse, mais c'était en général peu de chose ; dans le quinzième siècle on ne donnait qu'un sol ou deux. Le cappel n'était pas exclusivement réservé aux habitants, on le portait encore dans les villages environnants, quand un Montdidérien y prenait femme. Les jours de fête on jonchait l'église de fleurs et de verdure ; on tapissait les murs de branches et de petits arbres entourés de rubans : c'était un reste du culte rendu aux arbres en Picardie. Dans un compte de 1465, on lit : « A Guerard de Hetin pour sa paine et sallaire d'avoir nestoié et ramonné icelle église depuis ledict premier jour de may audict an LXV jusques au jour de Pasques communiaulx IIIIe LXVI incarnation renouvelée et pour avoir livré herbe may et fourré aux jours solempnels : pour ce à lui payé..... XI III.
L'usage de porter aux processions un bâton supportant le patron de la paroisse s'est conservé dans les campagnes ; autrefois il existait aussi dans les villes, et l'on se faisait un honneur de cette distinction ; les femmes y participaient comme les hommes. Dans un compte de 1465, le marguillier fait recette : De la fille de Regnault du Plessis, escuier qui print le bâton de ladicte église, le jour de Sainct-Pierre an LXV et donna à icelle église un escu d'or qui vaut XXIIII IX. En 1474, le Bonde Rely, capitaine de Montdidier, rendit le bâton le jour de la Saint-Pierre, et fit don de 46 sols (10 fr. environ). D. Grenier regarde cette cérémonie du bâton des confréries que l'on mettait à l'encan le jour de la fête du patron, comme un reste de la fête des fous. La publication de la vente du bâton patronal se faisait avec solennité ; celui qui était déclaré adjudicataire l'emportait à son domicile, et le clergé devait aller l'y prendre processionnellement ; le gardien avait droit d'exiger une certaine rétribution. Quelquefois on se mettait à plusieurs pour le rendre, et chacun signalait sa générosité. Pierre le Gomer, Colart de Haizecourt et Phélipot Coquel ayant pris le bâton en 1474, après le Bon de Rely, le gardèrent jusqu'à la Saint-Pierre 1476, et donnèrent, le Gomer, un lion d'or de 40 sols ; de Haizecourt, un écu d'or de 32 sols ; et Coquel, 24 sols. L'année précédente, il n'avait pas été possible d'observer cette coutume, la ville ayant été arse et détruite après la reddition d'icelle faite au roy, bien que Louis XI eût formellement promis à Commines de l'épargner.
Dans cette triste circonstance, les églises furent sauvées, mais il n'en resta que les quatre murs ; les paroissiens avaient enlevé tout ce qu'il avait été possible de faire disparaître. Pierre Hubelet, marguillier, s'enfuit à Péronne, emportant ce qu'il put soustraire à l'avidité de l'ennemi. Une partie de l'argenterie fut perdue ; des femmes transportèrent, la nuit, le linge et les ornements d'autel à Faverolles ; là on les cacha dans deux futailles, et le curé Jean le Conte les confia à un voiturier qui les conduisit au château de Mortemer, où ils furent remis à la garde du seigneur. On les ramena à Montdidier lorsque la trêve entre le roi de France et le duc de Bourgogne eut été publiée. Les femmes qui avaient porté les ornements à Faverolles reçurent pour leur salaire 8 sols, et le voiturier qui les transporta à Mortemer 12 sols ; celui qui, après la trêve, les ramena à Montdidier n'eut que la moitié de cette somme : c'était justice, puisque le danger était passé. On donna au concierge du château de Mortemer 4 sols ; le seigneur de ce lieu ne voulut rien recevoir ; mais, dans le carême suivant, la fabrique, pour lui témoigner sa gratitude, lui fit présent d'un beau poisson de mer, ce qui était alors un cadeau fort estimé : « A Mahieu le Gomer poissonnier pour l'achat d'une grosse playe (plie) achectée de luy et par Fremin de Cessoy envoyée de part ladicte église au temps de carresme derrenier passé au seigneur de Mortemer en le remerchiant de la garde qu'il avoit faict en sa place et forteresse des dicts ornements, croix et joiaux dont il n'avoit riens volut prendre, III VI. » Depuis le 5 avril 1475 jusqu'au 1er novembre suivant, on ne fit aucune quête pour le luminaire : obstant la destruction de la ville, ung chacun s'estoit absenté et, peu ou néant y avoit de gens qui s'y osassent tenir.
Les confréries étaient très-nombreuses : on en comptait jusqu'à trente à la fin du dix-septième siècle. La plus ancienne, celle du Saint-Sacrement, existait dès 1402 ; les confrères prenaient 10 sols de cens sur la halle aux draps. Pendant les guerres de religion, les associations étaient en grande faveur, et les catholiques s'y affiliaient avec d'autant plus d'ardeur qu'elles étaient tournées en ridicule par les protestants : en 1562, il y avait sept vingt-cinq couples et demie et deux demie de confrères (353 personnes) qui ne donnoient pour plaine confrérie que 7 10, et se disoit pour icelle la messe tous les jours de la semaine, pour toutes lesquelles on donnoit par an au chapelain 46 tournois.
Les fondations religieuses étaient considérables. Les premières avaient disparu successivement pour faire place à de nouvelles, les fonds qui leur étaient primitivement affectés devenant insuffisants et les motifs qui les avaient fait établir finissant à la longue par se perdre de vue et s'oublier complétement. Jeanne de Poix, femme de Laurent Collebrier, donna en 1413, un pré et deux surcens valant 11 liv. 9 sols de rente, à la charge de dire deux basses messes le mercredi saint et un Libera les dimanches après matines à la chapelle de Saint-Jacques, et en outre à la condition de distribuer, le jour du jeudi de la semaine peneuse (la semaine sainte), à treize pauvres un pain de deux livres, un lot de vin, un hareng blanc et quatre deniers : à cette époque la livre de pain valait 1 denier, le lot de vin 8 deniers, et un hareng 2 deniers ; le lot de vin équivaut à ll,27 centilitres. L'argent étant rare, l'on ne recevait guère que de la monnaie de billon ; on désignait cette dernière sous le nom de flesve monnoie ou monnaie jaune, de la couleur du cuivre ; celle d'argent était appelée bonne monnoie. Tous les ans, le jour de la foire, on célébrait un service solennel et trois grandes messes pour le repos de l'âme de Courtehouche et de sa femme, dont nous parlerons au liv. II, chap. vii, § vi. D. Antoine de la Morlière, religieux bénédictin, curé de Saint-Pierre, fonda par son testament du 9 juillet 1568, plusieurs grandes messes dans l'église du Prieuré et dans celle de Saint-Pierre ; le maïeur y assistait et touchait un droit de présence comme les ecclésiastiques. Ce droit était de 12 deniers pour les messes dites à Saint-Pierre, et de 2 deniers pour celles qu'on disait au Prieuré ; les deux sergents de ville qui accompagnaient le maire avaient chacun 6 deniers, et les marguilliers 8 deniers ; le curé recevait 3 sols pour chanter la grand'messe.
En 1698, une grand'messe du Saint-Sacrement, avec orgue et carillon, ne coûtait que 15 sols 6 deniers ; l'organiste avait 4 sols et le carillonneur 3 sols. L'usage de chanter le Veni, Creator avant la grand'messe ne commença qu'en 1616 ; François Gambart, contrôleur au grenier à sel, et Jeanne Normant, sa femme ; donnèrent 15 liv. 18 sols pour en faire la fondation ; depuis 1853, le chant du Veni, Creator a cessé de précéder la messe. En 1679, Antoinette Martinot fonda un salut pour chaque jour de carême, les dimanches et jeudis exceptés. On a conservé dans les églises de Montdidier l'usage de saluts fréquents et de la prière du soir. En 1758, Félix Cauvel de Beauvillé, procureur du roi en l'élection, ancien maïeur, établit une rente en faveur du couvent des Capucins de Montdidier, dont un des religieux devait prêcher à Saint-Pierre tous les dimanches, excepté pendant le carême et les octaves, qui avaient leur prédicateur spécial.
L'année 1436 vit s'élever une singulière contestation entre les paroissiens et le curé, Pierre Mareschal. Celui-ci prétendait ne dire la messe que trois fois par semaine. Grande rumeur, comme on peut bien le penser, parmi les fidèles. Robert le Caron, marguillier, fut envoyé à Amiens pour présenter à l'évêque la requête des habitants, tendante à obliger le curé à s'acquitter plus exactement de ses devoirs ; il lui fut alloué pour son voyage, qui dura deux jours, 10 sols pour sa dépense et celle de son cheval. On croira peut-être que le curé, apprenant les réclamations et les démarches de ses paroissiens, s'empressa de consentir à leur demande : il n'en fut rien. Sur quoi se fondait-il pour refuser de dire la messe tous les jours ? Nous ne le savons, et nous regrettons beaucoup de ne pas le savoir. La justice ecclésiastique fut saisie de cette étrange affaire. La cause fut portée devant l'évêque d'Amiens, ou plutôt devant son représentant : François Condelmerio, qui avait été nommé à cet évéché, n'ayant point pris possession du siége. Jean Dumontier plaida pour les habitants ; le curé perdit son procès. Le gouverneur de Montdidier délivra immédiatement une commission pour saisir son temporel et le remettre entre les mains du roi. Le nom de ceux qui instrumentèrent dans cette affaire est venu jusqu'à nous : Jean Feret minuta la commission et la requête ; Pierre Brilonne la grossoya ; Pierre Doque Petit, prévôt du roi, et Larue, prévôt de la Tournelle, opérèrent la saisine du temporel du curé : c'était le meilleur moyen de le mettre à la raison. Louis XIV n'agissait pas autrement. Avait-il quelque sujet de mécontentement contre la cour de Rome, il menaçait de saisir Avignon, et de suite le pape devenait plus traitable.
L'église Saint-Pierre était considérée comme la première de la ville (celle de Notre-Dame se trouvait dans des conditions exceptionnelles), mais sa supériorité ne reposait sur aucun titre positif, et n'était que le résultat d'une tacite condescendance. C'est à Saint-Pierre que l'on chantait les Te Deum d'action de grâces, que l'on conduisait les princes qui faisaient leur entrée à Montdidier, et que l'on célébrait les messes solennelles pour le repos de leur âme ; mais là se bornaient les honneurs dont Saint-Pierre était en jouissance : les autres églises étaient complétement hors de sa dépendance, elles étaient sur la même ligne, et dans plus d'une occasion le clergé du Sépulcre repoussa énergiquement celui de Saint-Pierre, qui voulait injustement s'arroger le pas.
Dans les cérémonies publiques, les autorités se rendaient à Saint-Pierre : le bailliage occupait dans le chœur les stalles à droite ; l'échevinage et l'élection, celles à gauche ; le maïeur se plaçait vis-à-vis du lieutenant général. En 1738, le lieutenant particulier et le prévôt, ayant prétendu siéger au-dessus du maïeur, cette prétention donna lieu à de grands débats. L'affaire fut portée devant l'intendant de Picardie. Félix Cauvel de Beauvillé, qui était maire, défendit vigoureusement les priviléges de sa charge ; les anciens maïeurs furent appelés à donner par écrit leur attestation, constatant qu'ils avaient toujours siégé au même rang que le lieutenant général ; on dressa le plan du chœur tel qu'il était avant la contestation, et on y joignit un autre plan qui le représentait tel qu'il est à présent ; on releva le nombre des stalles, avec l'indication exacte des personnes qui avaient le droit de les occuper ; les esprits s'échauffèrent, on se passionna pour une question d'étiquette, et pendant plusieurs mois la possession d'une stalle tint en émoi toute la ville.
La cure de Saint-Pierre était à la nomination du prieur des Bénédictins ; les religieux avaient en face de la chaire un banc où ils se mettaient quand bon leur semblait : ils donnaient la bénédiction au prédicateur, pouvaient officier et chanter le Te Deum, mais sans prendre de droits. Le prieur, en qualité de gros décimateur, était tenu de faire les réparations du chœur et du cancel ; à la fin du dix-septième siècle, il payait 300 liv. de portion congrue au curé. Dans le dénombrement de l'évêché d'Amiens de 1302, la cure de Saint-Pierre est estimée 50 liv. ; dans le pouillé du diocèse de 1648, 600 livres. En 1691, le curé de Saint-Pierre soutint contre le prieur de Notre Dame un procès pour être maintenu dans le droit de s'appeler curé, et non vicaire perpétuel, comme le voulait le prieur et comme ses prédécesseurs s'étaient appelés pendant plusieurs siècles. Le parlement de Paris donna gain de cause au curé, tout en maintenant le prieur dans son titre de curé primitif, qui lui assurait la prééminence dans les assemblées du clergé. Le prieur assistait à la reddition des comptes de la fabrique et recevait pour son droit de présence 20 sols. Un repas payé par la fabrique réunissait ensuite les marguilliers et ceux qui avaient participé à la reddition du compte : A Oudart Hubelet, tavernier, pour la dépense faite par les auditeurs qu'ils furent à rendre les comptes précédents desdits marguilliers... XIX (14465). Les religieux devaient dire une messe à Saint-Pierre le jour de la Saint-Matthieu et payer 2 sols de cens pour leur pressoir et jardin séant en la Putain-ruelle. Dans un compte de 1465-1466, figure une dépense de 3 sols 6 deniers pour l'acquisition du vin qui servait à laver les autels le jour du Jeudi absolu et de Pasques communiaulx. Au treizième siècle c'était le roi qui, sur ses aumônes, fournissait le vin destiné à cet usage ; le Cartulaire de Philippe-Auguste, conservé à la Bibliothèque nationale, contient un article ainsi conçu : Elemosine. Monsdesiderii. Pro altaribus lavandis,... Vl. Dans le quinzième siècle (1428), la ville devait à la fabrique 29 livres de chire ouvrié en cierge par an, évaluées 4. sols la livre. En 1478, la livre de cire valait 4 sols 6 deniers, l'huile 2 sols le lot, et l'encens 3 sols la livre.
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