Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre I - Section VI
par Victor de Beauvillé
Section VI
Le défaut des peintres verriers modernes est de travailler sur le verre comme ils le feraient sur la toile ; ils veulent observer les demi-teintes, et ménager des effets de lumière et des dégradations de couleur, indispensables dans un tableau que l'on peut examiner de près, mais qui sont déplacés dans une verrière d'église. Dans la peinture sur verre, les objets étant presque toujours destinés à être vus à distance, les couleurs doivent être vives, franches, les lignes bien arrêtées, les tons nets et même un peu heurtés ; autrement il est impossible de distinguer les détails : c'est ce dont ne se préoccupent pas assez les personnes qui cultivent cette branche de l'art ; elles recherchent le fini, le léché, et traitent une rosace comme un tableau de chevalet ; elles se tourmentent bien fort pour exécuter des ouvrages qui souvent ne répondent pas à leur attente. A part les incorrections que nous avons signalées et que l'on avait promis de faire disparaître, les vitraux du chœur rehaussent singulièrement le caractère religieux de l'édifice, et il serait à désirer que l'église fût entièrement décorée de verrières semblables ; ce serait le seul moyen de dissimuler ses nombreuses imperfections.
En 1473, Jean Cailleu, grènetier, et depuis maïeur de Montdidier, donna, pour paver le chœur, les pierres dures provenant de l'hôtel des Tournelles, qui fut démoli en partie cette année. Pierre Leroux, maçon, fut chargé de l'ouvrage : il y travailla pendant dix jours à raison de 3 sols ou 70 centimes par jour. Un carrelage de marbre noir belge et de pierre de Senlis a remplacé cet ancien pavé.
Le chœur était fermé par une grille de fer façonnée en 1700 ; elle fut enlevée pendant la Révolution : aujourd'hui une modeste grille de bois donne entrée dans le sanctuaire. De chaque côté de l'ancienne grille on lisait cette inscription :
MIC. PAVIE NOSTR. SORIÆ EPISCOPUS MONUMENTUM HIC POSUERAT ÆNEUM IN ROC FERREUM NEPOTUM ASSENSU POSTEA MUTATUM EST. 1700.
Michel Pavie, natif de Montdidier, doyen de Cambrai et évêque nommé de Soria en Espagne, avait, par testament du 13 mai 1517, laissé à l'église Saint-Pierre cent philippes destinés à acheter quatre colonnes d'airain avec les chandeliers pour l'ornement du grand autel : « Item adornandum et decorandum majus altare præfate ecclesiæ sancti Petri Montisdesiderii quatuor columnis æneis cum candelabris et appenditiis eisdem adherentibus reponendis et situandis in circuitu ejusdem majoris altaris do et lego centum philippus. » On doit vivement regretter la perte de ces colonnes d'airain : exécutées à une époque où la ciselure avait atteint le plus haut degré de perfection, elles devaient être des objets d'art extrêmement précieux. Un des chandeliers existait encore en 1699, et servait probablement pendant le temps pascal, car il est désigné, dans un compte de cette année, sous le nom de candélabre d'airain qui est dans le chœur. Dans une de ses visites pastorales, Feydau de Brou, évêque d'Amiens, en autorisa la vente, mais les descendants de la famille Pavie s'y opposèrent, et ne donnèrent leur consentement qu'à la condition que le prix de ce candélabre serait employé à payer la nouvelle grille, et qu'on y rappellerait le nom de Michel Pavie ; ce qui eut lieu, comme le prouve l'inscription que nous avons rapportée.
Une poutre transversale coupait le dessus de l'entrée du chœur et supportait les statues de la Vierge et de plusieurs saints. Ce genre de décoration était autrefois fort usité ; on n'en voit plus d'exemple que dans les églises de campagne : à Folleville, la poutre subsiste ; au Mesnil-Saint-Georges il reste quelque chose de cette ornementation antique ; l'église de Wacquemoulin l'a conservée entièrement. Un extrait de compte de la fabrique de Saint-Pierre, du seizième siècle, fournit à cet égard divers renseignements : « Pierre Buisson, peintre, a peint et doré en feuilles les images du crucifix de nostre Seigneur, de la Vierge, de saint Jean-Baptiste, de saint Pierre, de saint Paul, et la poutre qui soutient lesd. crucifix qui a esté couchée d'azur et semée de fleurs de lys sur la face de devant, sauf le.... de ladite poutre qui ne s'est pu peindre avec huile selon le marché du 3 janvier 1587 moiennant 25 écus. — Au menuisier 25 sols pour avoir mis et approprié une pièce à l'habit de l'image dud. saint Jean qui est au « crucifix et des mains à la même image et audit crucifix. »
Les deux premiers piliers du chœur, sur lesquels on voit du côté de la nef les portraits de saint Lugle et de saint Luglien, sont aussi décorés de peintures du côté du sanctuaire ; mais l'exécution en est tellement mauvaise que le mieux serait de ne pas en parler ; elles sont de Delaporte, de Montdidier, qui y a représenté saint Louis, saint Pierre de Luxembourg, le Baptême de Notre-Seigneur, saint Firmin, l'Annonciation et sainte Claire. Ceux qui ont offert ces tableaux à l'église n'avaient certainement pas l'intention de lui faire un si triste cadeau ; ils ont été donnés en 1740 par les familles Fourment, Sagnier, Cavé d'Haudicourt, de Rouvroy et de Lamorlière ; au bas des tableaux se remarquent les armes de quelques-uns des donateurs.
Les stalles, au nombre de vingt-quatre, n'ont aucun caractère ; elles furent posées en 1699 et coûtèrent 1,050 liv. ; il est regrettable qu'on n'ait pas suivi les conditions de l'adjudication ; elles auraient été beaucoup plus belles : « Les parcloses, » est-il dit, « seront toutes d'une seule et même pièce « depuis le dessous du museau jusqu'au bas et assemblées dans les solles du plancher, et sera toute la parclose au-dessus du siége travaillée dans les mêmes dimensions, contours et feuillages qui sont marqués dans le dessin par un habile maître sculpteur, ainsi que le cul-de-lampe de l'assiette, et la sculpture taillée, évidée et fouillée délicatement suivant l'art, et sera le bas des parcloses de même que dans ledit dessin. » Rien de tout cela n'a été observé.
En abattant l'arête d'un pilier pour placer les stalles, on découvrit une ardoise de 2 lignes d'épaisseur, large de 5 pouces et haute de 8 pouces 4 lignes, sur laquelle était écrit, en lettres demi-gothiques : Baudot Fauquelin m'a cy mis le IIIIe jour de sept. de l'an mil IIIc IIIIxx et dix sept. A côté se trouvait un verre cylindrique de 2 pouces 3 lignes de hauteur sur 2 pouces 9 lignes de diamètre dans le haut, et 2 pouces 5 lignes à la base ; il était très-léger, taillé à facettes, et présentait quatorze côtés ; il y avait dedans un sol, marqué au dauphin, avec cet exergue : karolus franronum rex ; sur le revers une croix, et à chaque angle une fleur de lis et une couronne, avec ces mots autour en caractères gothiques : Sit nomen Domini benedictum. Cette pièce de monnaie fut frappée sous le règne de Charles VI. Baudot Fauquelin, dont nous ignorons le rang et la profession, appartenait à une famille dont il est souvent fait mention dans les anciens titres de la ville.
Cette date de 1397, gravée sur une ardoise déposée à la base d'un piler, est extrêmement importante. Elle indique l'époque à laquelle le chœur, et par suite l'église actuelle, ont été commencés. C'était toujours par le chœur, et cela est rationnel, que l'on débutait ; aussi plusieurs édifices religieux n'ont-ils que cette partie achevée ; la nef et le portail venaient plus tard : la cathédrale de Cologne, qui n'est pas près d'être terminée, et celle de Beauvais, qui ne le sera jamais, en sont deux preuves bien frappantes.
Le chœur de Saint-Pierre, et nous entendons par là la partie seulement qui n'excède pas le mur de la chapelle de la Vierge, est antérieur au reste de l'édifice ; ses dimensions ne sont pas en rapport avec celles du monument : il est trop bas, trop étroit, et avait été construit évidemment pour une église plus petite que celle qui existe. Ce défaut de proportion serait encore bien plus choquant si on avait donné à la nef la hauteur qu'elle devait avoir. Plusieurs architectes ont dirigé successivement les travaux et se sont contrariés dans leurs plans. L'église, commencée dans le quatorzième siècle, ne fut terminée, si l'on peut se servir de cette expression, que deux siècles après ; cependant, malgré ce long espace de temps, ou peut-être même à cause de cela, ce n'est qu'une œuvre manquée depuis le chœur jusqu'au portail.
Le lutrin est de bois et des plus mesquins. Qu'il y a loin de ce pygmée au pupitre qui existait en 1474 ! Cette année, Jean Cailleu donna dix quesnes à prendre au bois de Regisbay pour iceux estre quertis et employés à faire ung pupitre en ladite église. Il en coûta 56 sols pour les abattre et les mener à Montdidier. Dix chênes pour un lutrin, c'était à faire éclater de dépit celui que Boileau immortalisa. Ses dimensions causèrent probablement sa ruine. En 1544, Pierre de Haizecourt, procureur du roi en l'élection, qui avait contribué par sa valeur à sauver la ville de Péronne, fit don à l'église d'un lutrin de cuivre fondu à Beauvais par Jean Pasquier : en 1714, Jacques Fuscien Cauvel de Beauvillé, avocat du roi au bailliage, ancien maire de Montdidier, fit fabriquer un nouveau lutrin avec le métal provenant de celui de de Haizecourt ; mais il eut soin de rappeler le nom du premier donateur, dont les armes furent mises au bas ; on y lisait :
CE LUTRIN A ÉTÉ POSÉ EN 1714 EN PLACE DU VIEIL QUI AVOIT ÉTÉ DONNÉ PAR JEAN DE HAIZECOURT, PROCUREUR DU ROI EN L'ÉLECTION EN 1544.
Ce lutrin, ainsi que celui qui l'avait précédé, représentait un aigle, les ailes éployées, forme généralement adoptée pour ces sortes de pupitre ; à la Révolution, il fut envoyé à la fonderie.
Le sanctuaire, entièrement lambrissé, est entouré de treize colonnes torses, corinthiennes, surmontées de pots à feu qui se détachent du lambris. Elles sont ornées de feuilles de vigne et de grappes de raisin dorées ; les deux petites figures d'Ange qui servent de supports aux premières colonnes sont d'un bon travail ; la boiserie du chœur date de 1662. En 1740, on dora les colonnes, les chapiteaux, l'entablement et presque tous le lambris ; le vif éclat de la dorure produisit beaucoup d'effet sur les gens de la campagne, qui, en parlant de cette église, ne l'appelaient que l'église d'or, et promettaient à leurs enfants, comme une récompense, de la leur faire voir s'ils étaient bien sages ; cette dorure provoqua, avec raison, la critique des personnes d'un goût plus éclairé.
Douze tableaux, tirés de la vie de saint Pierre et de saint Paul, occupent la partie des lambris comprise entre les colonnes. Sur le premier tableau, à gauche, on lit : Delaporte Mondiderinus pinxit 1750. Cette courte inscription contient un mensonge que nous devons relever. Delaporte n' est point l'auteur de ces tableaux, et, quoiqu'ils soient médiocres, il n'était pas en état de les exécuter. Pour juger de son talent, il suffit de regarder les peintures qui sont à l'entrée du chœur, et dont il a le malheur d'être le véritable auteur, ainsi qu'un autre barbouilleur de sa force, qui signait intrépidement La Roche, de Paris ; pensant sans doute faire grand honneur à la capitale. Nous avons trouvé un mémoire de Delaporte, de 1740, écrit et signé de sa main, constatant que dès cette année les tableaux existaient et qu'il les a seulement nettoyés et racommodés, ainsi que ceux de la chapelle du Rosaire et de la Nativité. (Pièce just. 70.) Cette date de 1750, et son nom mis au bas des tableaux, constituent une fraude artistique des plus coupables. C'est ainsi qu'à Amiens a opéré de nos jours un horloger de Paris très-connu, Wagner : il mit son nom sur le cadran de l'horloge du beffroi, qu'il n'avait fait que réparer, et le public trompé croit que cet horloger en est l'auteur : c'est se faire une réputation à bon marché.
Les tableaux du chœur ont été peints à la fin du dix-septième siècle. Au bas de celui qui est derrière la grille, contre la chapelle de la Vierge, et qui représente, à ce que l'on croit, la Descente de Jésus-Christ aux limbes, on voit la date 1681, surmontée de deux S et de deux A entrelacés ; la même date et le même monogramme sont reproduits au bas du tableau correspondant, la chapelle de Saint-Luglien, dont le sujet est le bienheureux Pierre de Luxembourg, très-honoré autrefois par nos concitoyens. Sur le tableau de Saint Paul prêchant devant l'aréopage, on remarque les armes des la Vieuville : fascé d'or et d'azur de huit pièces à trois annelets de gueules brochant sur les première et seconde fasces. Timbre : une couronne de marquis. Supports : deux levriers. En 1663, M. de la Vieuville d'Orvillers présida au tir général de l'arc à Montdidier ; c'est peut-être à cette circonstance qu'est dû le tableau dont nous parlons.
Au bas du tableau de Saint Paul enlevé au ciel par deux Anges, composition qui n'est pas sans mérite, on voit les armes d'une famille dont le nom nous est inconnu : d'azur, à la gerbe d'or en abîme, accompagnée de deux étoiles d'or et d'une troisième de même en chef, au huchet d'or en pointé. Timbre : un heaume d'or accompagné de lambrequins d'or et d'azur. Les mêmes armes se trouvent sur le tableau placé du côté opposé, qui représente Saint Pierre et Saint Jean guérissant un boiteux à la porte du Temple. Celles des Bertin : losangé d'argent et de gueules. Timbre : un heaume d'or. Cimier : une tête de licorne d'argent. Supports : deux licornes d'argent, figurent au bas du tableau sur lequel l'artiste a peint l'Apparition de Jésus-Christ à saint Pierre ; c'est un des plus satisfaisants, il n'a pas été retouché. Le tableau qui est au-dessus de la sacristie nous montre Saint Paul recouvrantla vue ; au bas se trouvent deux S entrelaçant un A ; ces initiales sont les mêmes que celles qui se voient aux tableaux de la Descente de Jésus-Christ aux limbes et de Saint Pierre de Luxembourg, mais le monogramme a une forme différente : ces tableaux seraient-ils d'un autre peintre ? Nous n'oserions l'affirmer.
Dans les cartouches ovales qui sont au-dessous des tableaux et des colonnes, Delaporte avait peint vingt-deux paysages historiques ; on les a recouverts d'une couche de peinture blanche ; la perte n'est pas grande. En 1842, on remit à neuf les dorures du chœur ; il en coûta 1 2,000 fr. que l'on eût mieux fait d'employer en travaux plus utiles.
Le sanctuaire est dallé de marbre rouge de Belgique ; une étoile de marbre blanc occupe le milieu ; deux larges marches de Saint-Anne belge séparent le sanctuaire du chœur. Le luxe a fait bien des progrès : en 1536, le chœur, la nef et les bas-côtés n'étaient pavés que de pierre de Becquigny et de Mortemer.
Il faut monter trois degrés pour arriver au maître-autel, qui est tout de marbre de différentes couleurs ; l'ampleur de ses proportions et la noblesse de sa forme lui permettraient de figurer dignement dans une cathédrale ; on l'attribue à Blasset ; il est bombé sur le devant, et n'a qu'une ressemblance très-éloignée avec le cercueil, symbole consacré par le catholicisme pour la disposition des autels. Une ouverture pratiquée dans le milieu, et ornée d'un entourage de marbre blanc que couronnent la tiare et les clefs de saint Pierre, laisse apercevoir un reliquaire renfermé dans l'intérieur ; deux gradins de marbre supportent les chandeliers. La hauteur du maître-autel est de 1m,79, la longueur de 4m,18, et la largeur de 1m,35. Le tabernacle est de bois et de grande dimension. Dans de petites niches séparées par des colonnes torses, sont les statues de Dieu le Père, de saint Jean-Baptiste et de saint François ; des Anges adorateurs accompagnent ce tabernacle qui sort de la ligne ordinaire. Il a été fait en 166. par Antoine Hennocq, et doré postérieurement, en même temps que les boiseries du chœur ; c'est un don de Françoise Cousin, veuve de Paul Maillart, président en l'élection. Par testament de 1652, elle laissa à la paroisse une somme de 4,500 liv., à la charge d'en employer 900 pour l'acquisition d'un tabernacle, et 3,600 pour la fondation d'une première basse messe que l'on dirait chaque matin à cinq heures, pour la commodité des pauvres gens obligés de travailler pendant la journée. Les armes des Cousin se voient de chaque côté du tabernacle : d'argent, à trois fleurs de lis, 2 et 1, accompagnées de deux mouches d'hermine en pointe, et en cœur d'un écusson surmonté d'une croix, le tout de gueules. La dorure a fait disparaître les couleurs. Le maître-autel qui existait avant celui-ci avait été exécuté en 1465, et fut payé 25 fr. de notre monnaie : « A Jehan Flameng, painctre pour sa paine et sallaire d'avoir repainct et refaict d'or d'azur et de vermillon les himaiges de monseigneur sainct Pierre et de sainct Pol du grand austel de la dicte esglise par marchié faict pour ce a luy paié V escus d'or qui vallent au prix de XXIIII IX l'escu la somme de VI III IX, comme il appert par quittance cy rendue en date du XVe jour de may LXVI, pour VI III IX...... ce icy VI III IX. »
La sacristie est à droite du chœur, derrière la chapelle de la sainte Vierge ; elle a été construite en 1660. On aperçoit sous la fenêtre les armes de Pierre Pinguet, assesseur au bailliage, qui était marguillier à l'époque de sa construction : d'argent, au chevron de gueules, accompagné en chef de deux molettes de même, et en pointe d'une épée en pal de même, garnie d'or. Timbre : un casque accompagné de lambrequins. Le feu prit à la sacristie en 1744, et faillit gagner le reste de l'édifice. En 1760, pour obéir aux ordres réitérés du roi, la fabrique fut obligée d'envoyer à l'hôtel des monnaies d'Amiens quatre chandeliers et deux lampes d'argent du poids de trente neuf marcs ; ils rapportèrent 2,143 liv. : le sanctuaire devait se dépouiller pour combler le déficit occasionné par les prodigalités de la cour.
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