Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre I - Section IV
par Victor de Beauvillé
Section IV
Chapelle des Saints Lugle et Luglien
Vénération dont ils sont l'objet
À quelle époque a-t-elle commencé ?
La chapelle qui termine le bas-côté gauche était anciennement dédiée à Notre-Dame ; elle porta ensuite le nom de chapelle de la Nativité, et c'est sous cette dénomination qu'elle est indiquée dans un titre de 1478 : elle est maintenant placée sous le vocable des saints Lugle et Luglien. Le tableau d'autel, représentant l'Adoration des bergers, a été peint en 1640 par Henri Salle, peintre picard, élève de Vouët ; il a coûté 300 liv. : c'est un don de M. le Pot. La composition en est fort belle, la perspective bien observée ; le sujet est traité avec ampleur et avec le sentiment de l'art ; une restauration maladroite, exécutée dans le siècle dernier, en a altéré le coloris : il a été retouché comme les autres en 1856 ; ce tableau passe pour être le meilleur de l'église. De chaque côté sont deux réductions des saints Lugle et Luglien, placés aux deux premiers piliers du chœur ; elles ont été faites en 1835 par un élève du collége, M. Decrept, de Bernay, arrondissement d'Abbeville : sa bonne volonté doit faire excuser son inexpérience.
Dans cette chapelle on remarque un autre tableau exécuté en 1775 par Delaporte, de Montdidier ; l'auteur n'avait pas pour lui l'excuse de la jeunesse. Cette toile rappelle les miracles opérés par l'intervention de nos patrons dans les différents incendies qui désolèrent la cité. Les deux frères, représentés en habits pontificaux et en costume royal, occupent le premier plan. Quand un incendie éclatait, l'usage autrefois était de transporter sur le lieu du sinistre les bustes renfermant les chefs de nos bienheureux protecteurs, et de les plonger dans l'eau destinée à éteindre le feu ; aussi, lors de l'ouverture des bustes, on trouva les crânes enveloppés d'une couche de sédiment formée par le dépôt de l'eau.
C'est à cette coutume que fait allusion la verrière de la chapelle posée le 21 octobre 1854 : on y voit les flammes s'arrêter soudainement en présence des reliques portées processionnellement. Cette verrière, dont la composition est de M. l'abbé Duneufgermain, a été exécutée à Tours par M. Lobin ; elle a coûté 1,500 fr., qui ont été pris sur les fonds de la confrérie.
La décoration de la chapelle est plus riche qu'élégante. Le tableau d'autel et ceux qui l'accompagnent sont entourés de quatre colonnes torses corinthiennes, sur lesquelles s'enroule un cep de vigne dont les feuilles et les grappes sont dorées : frise, corniche, chapiteaux, tout est blanc et or. L'entablement est surchargé ; au-dessus du tableau principal est une statue de la Vierge, placée dans une niche ; à droite et à gauche sont des ornements en portion de cercle, contenant des monogrammes dorés ; des anges coquets, gracieux, mais ressemblant plus à des amours d'opéra qu'à des hôtes célestes, sont assis sur la corniche dans une posture très-peu recueillie ; des pots à feu surmontent ce retable, dont la richesse ne dissimule qu'imparfaitement la lourdeur ; il fut exécuté en 1641 par Antoine Hennocq, menuisier à Montdidier, et par Pierre Blasset, moyennant 1,350 liv. de façon ; la fabrique fournit le bois. En 1665, Delahaye, d'Amiens, vint dorer les ornements. On voulut, en 1835, changer cette chapelle et la rendre semblable à celle de la Vierge ; déjà les échelles étaient dressées et les ouvriers allaient commencer, lorsque le gardien de la confrérie s'y opposa et sauva l'œuvre de Blasset de la destruction. La chapelle fut restaurée cette même année ; les confrères dépensèrent à cette occasion 1,560 fr. ; ils eurent le bon esprit de conserver soigneusement le style de l'ornementation primitive. M. Jehenne en a donné en 1849 une lithographie très-exacte.
On garde précieusement dans cette chapelle les reliques des saints Lugle et Luglien, qui ont été déposées dans le corps de l'autel en 1832 ; elles étaient précédemment dans une chapelle latérale. Le premier dimanche de juillet et le 23 octobre, anniversaires de la fête et de la translation de nos patrons, on expose leurs reliques à la vénération des fidèles ; pendant la neuvaine qui se fait à cette époque, toutes les basses messes se disent à cette chapelle, et le soir il y a un salut très-suivi.
La dévotion que l'on a pour saint Lugle et saint Luglien ne remonte pas a une époque très-reculée. A la fin du quinzième siècle on ne célébrait point encore leur fête à Montdidier : nous en trouvons la preuve dans cet extrait du Registre de l'échevinage : « Aujourd'huy dimence 4eme jour de septembre 1496. A l'hostel de la ville à son de cloche et grans huis ouverts où estoient assemblés mayeur et eschevins de la dite ville ensemble tous ou la plus grande part des manans et habitans d'icelle, ausquel il a esté leu au long une requeste en papier présenté par les religieux, prieur et couvent de l'église Nostre-Dame dudit Montdidier afin de fester et sollempniser les festes des glorieux corps saints monsieur St Lugle, archevesque et monsieur St Luglien, roy ; ainsi que en ladite requeste est fait mention avec l'accord desja fait par lesdits mayeur et eschevins. Et après ce que les d' habitants se sont bien conseillés et advisés ont consenti et accordé le contenu en la dite requeste mesmement s'il plaist à reverend père en Dieu Monseigneur l'évesque d'Amiens, les deux jours et festes desdits benoists corps saints soient festées et solempnisées de toutes œuvres par toute la ville et banlieue de Montdidier et à ce se sont submis. »
Le culte que l'on rend à ces deux martyrs est donc de fraîche date, si on le compare à celui dont sont en possession les autres saints honorés dans l'Église ; c'est à l'instigation des Bénédictins, enchantés de donner quelque lustre à leur couvent, que les habitants se décidèrent à conférer droit de cité aux deux frères irlandais : il semblerait même qu'il y eut quelque hésitation à cet égard, car ce n'est qu'après s'être bien conseillés et advisés qu'ils y consentirent. Comment expliquer qu'il ne soit pas fait mention d'une manière certaine des saints Lugle et Luglien à Montdidier avant la fin du quinzième siècle ? Il n'existe pas un seul document qui les concerne, et leurs reliques se gardaient obscurément au Prieuré, où elles étaient assez peu en vénération. Loin d'être considérés comme les patrons de la ville, on n'avait au contraire pour eux qu'une dévotion très-modérée, puisque les Bénédictins furent obligés, en 1496, de demander aux habitants de vouloir bien sollempniser leur fête ; preuve évidente qu'elle n'était encore l'objet d'aucune démonstration extérieure.
Ce n'est qu'au seizième siècle que ces deux saints commencèrent à acquérir la célébrité locale qu'ils ont conservée jusqu'à présent. Le 27 juin 1579, l'échevinage fit publier que leur fête serait solemnisée par les habitants qui assisteront à la procession générale, s'abstiendront de toutes œuvres serviles et fermeront leurs boutiques. Le 19 mai 1628, Lefebvre de Caumartin, évêque d'Amiens, ordonna que le 23 octobre serait le jour consacré à honorer leur martyre, et que l'anniversaire de la translation de leurs reliques de Paillart à Montdidier se ferait le premier dimanche de juillet ; avant cette décision, on fêtait la translation le 27 juin : quelquefois elle a lieu le second dimanche de juillet, à cause de la Saint-Pierre. Anciennement un grand nombre d'habitants de Paillart se rendaient ce jour-là à Montdidier, et le bailli de cette commune précédait à la procession le lieutenant général au bailliage et les officiers de la ville, mais dès le dix-septième siècle ils avaient laissé perdre ce privilége.
Le fait de la translation des reliques des saints Lugle et Luglien n'est pas établi d'une manière positive. Les habitants de Lillers, ville voisine du lieu où les deux frères subirent le martyre, n'en avaient jamais entendu parler: leurs archives gardaient le silence sur ce point délicat. Lorsque le P. Guillebert de la Haye, dominicain, qui a fait imprimer en 1673 une vie des deux frères, vint à Montdidier, il y apprit pour la première fois les particularités concernant la translation d'une partie de leurs reliques, d'abord à Paillart, puis à Montdidier. Le récit de cette circonstance mémorable, que D. Bonaventure Fricourt a publié en tête de sa tragédie de Saint Luglien, fut traduit par lui en latin, d'après un manuscrit appartenant au Prieuré.
Ce manuscrit, dit D. Pagnon, est en françois, d'un style et d'un caractère qui nous font juger qu'il peut être du temps de l'impression du manuscrit latin. Le manuscrit latin dont parle cet auteur était celui que l'on gardait à Lillers, et qui fut imprimé à Arras en 1597, par les soins d'André Herby, chanoine de cette ville, natif de Lillers. Le seul manuscrit qui fît mention de la translation de nos patrons ne remontait donc qu'à 1597 environ ; c'est un document bien moderne, il faut en convenir, pour établir l'authenticité de faits qui se seraient passés huit cents ans auparavant. D. Pagnon ajoute que le récit de la translation se trouve seulement dans les recueils que nos pères ont eu soin d'en faire ; or, comme ces recueils étaient de plusieurs siècles postérieurs à l'événement en question, on ne peut, au point de vue historique, le seul, bien entendu, dont nous ayons à nous occuper, en tirer aucune preuve solide en faveur de la vérité de la légende dont le souvenir se perpétue à Montdidier.
La châsse des saints Lugle et Luglien, transportée en 1790 du Prieuré à Saint-Pierre, ne put échapper au vandalisme révolutionnaire. En 1793, les habitants de Lillers ayant offert à la Convention les reliquaires contenant les ossements qui étaient en leur possession, ce don patriotique excita le zèle d'un membre de la commune : Sénéchal, charpentier et officier municipal, ne voulut pas rester en arrière de ses confrères de Lillers, et, dans son empressement sacrilége, il dépouilla les reliques de leurs riches enveloppes ; la châsse donnée par les Bénédictins en 1686, et les deux bustes d'argent, exécutés en 1719 et 1720 par Sommerest, orfévre à Noyon, furent envoyés à Paris et convertis en lingots.
Quand l'église Saint-Pierre fut transformée en temple de la Raison, les reliques furent portées au Sépulcre et déposées dans une armoire pratiquée dans l'épaisseur de la muraille ; lorsqu'il fut question de vendre les boiseries de cette église, le dépôt sacré qu'elles recouvraient fut enlevé nuitamment par M. Lefrançois, membre du directoire de district, et transféré à l'hôtel de ville dans l'armoire du cabinet attenant à la salle des délibérations. Les reliques restèrent dans cet endroit jusqu'au rétablissement du culte ; le maire, M. Levavasseur, en fit alors la remise à M. Guédé, curé de Saint-Pierre. Le 31 octobre 1795, les chefs de nos patrons furent renfermés dans deux bustes de bois doré, et exposés de nouveau aux pieux hommages des fidèles. En 1800, une châsse de bois recueillit les autres ossements qu'aucune main impie n'avait profanés, car, dans les procès-verbaux dressés en 1839 et 1844, on constata que les sceaux et lacs de soie apposés par les Bénédictins en 1680 étaient demeurés intacts.
Depuis cette époque, la vénération pour les protecteurs de la cité n'a plus subi la moindre interruption ; dans les temps de détresse causée par l'inclémence des saisons, ou lorsque les maladies contagieuses viennent à sévir, on ne manque jamais d'avoir recours à leur intercession ; la dévotion que l'on a envers eux est sans bornes, et l'on peut dire, sans s'écarter de la vérité, que le peuple de Montdidier a plus de confiance en saint Lugle et saint Luglien qu'en Dieu lui-même.
Une des grandes processions qui aient été faites dans ces derniers temps fut celle du mercredi 13 août 1845. Les pluies continuelles donnant des inquiétudes pour la récolte, le peuple s'adressa, pour obtenir la cessation du mauvais temps, aux patrons de la ville. Les curés du canton s'étaient réunis au clergé de Montdidier ; plusieurs étaient venus processionnellement la croix en tête, accompagnés de leurs paroissiens portant leurs bâtons patronaux. Les reliques, entourées d'une foule immense et recueillie, furent présentées successivement à l'église du Sépulcre, à l'hôpital et au collége ; les premiers rangs de la procession atteignaient le Marché-aux-Vaches, que les derniers étaient encore sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Bien que ce fûtun mercredi, toutes les boutiques étaient fermées et les ouvriers avaient revêtu leurs habits des dimanches.
La procession qui a lieu le jour de la fête et celui de la translation se fait avec apparat. Aux vêpres, le prédicateur prononce le panégyrique des deux saints : un peu avant la fin de l'office, le clergé du Sépulcre monte à Saint-Pierre, et, aussitôt après, la procession se met en marche. La compagnie des sapeurs-pompiers sert d'escorte ; le maire et les adjoints, en écharpe, suivent la châsse et les bustes portés par des confrères ; d'autres les entourent, tenant des cierges allumés. Les bannières de nos patrons figurent seules à cette pieuse cérémonie ; ils y sont représentés en costumes de roi et d'archevêque. Le cortége, en partant de Saint-Pierre, fait une pose devant l'hôtel de ville, et se rend au Sépulcre. Au retour, il fait une station à la place de la Croix-Bleue. La multitude des assistants contraste singulièrement avec le petit nombre de fidèles qui suivent la procession de la Fête-Dieu, laquelle souvent tombe à la même époque.
Les reliques des saints Lugle et Luglien consistent dans une partie des os de la tête et du corps : la description s'en trouve dans l'inventaire des reliques du Prieuré. (Pièce just. 66.) Les os de la tête sont enchâssés dans deux bustes de cuivre argenté, achetés en 1810 chez Parent, orfévre à Paris, par M. Capperonnier, conservateur des imprimés à la Bibliothèque impériale ; ils ont coûté 600 fr. chacun. La châsse de bois doré, dans laquelle depuis 1800 leurs ossements étaient renfermés, fut remplacée en 1839 par une autre de cuivre plaqué d'argent, donnée par M. Dobbé, orfévre à Montdidier, en exécution d'un vœu qu'il avait fait pendant le choléra de 1832, pour préserver ses enfants de la contagion ; sur un papier placé dans un des pieds, est écrit : Donné par Dobbé, sa femme et sa fille. Cette châsse a été faite par le donateur, sans moule ni matrice, uniquement à l'aide du marteau et du repoussoir ; elle a 0m,62 de long sur 0m,39 de large et 0m,38 de hauteur ; sa forme est celle d'un coffret bombé, godronné sur les côtés ; à chaque angle il y a une jolie petite tête d'ange ; au-dessus de la châsse sont les insignes de l'épiscopat et de la royauté : la crosse et la mitre, le sceptre et la couronne ; ces ornements sont un peu grêles. Les reliques y furent déposées le 27 octobre 1839.
Les habitants de Lillers, après avoir perdu par leur faute, à la Révolution, les reliques dont ils étaient en possession, s'adressèrent à Montdidier pour en obtenir d'autres ; leur demande fut accueillie. Le 16 avril 1844, on fit l'ouverture de la châsse et des bustes, et une portion du crâne des deux frères fut envoyée à la ville près de laquelle ils avaient conquis la palme éternelle. On profita de cette occasion pour prendre connaissance des objets contenus dans les reliquaires ; en voici l'indication : dans le buste de saint Luglien se trouvent la tête entière, plus un procès-verbal de 1720, concernant le changement de buste qui eut lieu à cette époque, et deux brefs de Pie IX, du 22 juin 1846, conférant des indulgences à la confrérie ; le buste de saint Lugle contient une partie de son crâne, un procès-verbal du 22 octobre 1719, relatif à son changement de buste ; un autre de 1795, dressé par M. Guédé, prêtre, principal du collége, constatant que ces reliques ont été conservées par les soins de la municipalité, et qu'il les a remises dans deux bustes de bois ; un troisième procès-verbal, rédigé en 1810, lorsque les chefs furent transférés dans les bustes argentés où ils sont aujourd'hui ; enfin quatre pièces de 1844, relatives à l'ouverture que l'on fit des bustes pour remettre une parcelle des ossements qu'ils contenaient à la paroisse de Lillers. (Pièce just. 67.)
La châsse renferme divers ossements ainsi que des procès-verbaux de 1660, 1686, 1800, 1839 et 1842, ayant trait à des changements de reliquaires. Le procès-verbal de 1800, dressé par Mgr Desbois de Rochefort, certifie que pendant la Révolution on n'a pas touché aux enveloppes et aux sceaux qui entourent les reliques ; mais rien de ce qu'on a trouvé dans les reliquaires n'établit l'authenticité de leur contenu. Le procès-verbal de 1680, que nous avons rapporté (Pièce just. 66) ne peut pas faire autorité, c'est simplement une déclaration, un inventaire dressé par le sacristain du Prieuré : ce titre, en assez mauvais état, est très curieux ; d'après sa teneur, il est vident qu'il y a deux siècles les Bénédictins n'étaient pas mieux informés que nous ne le sommes aujourd'hui, et qu'ils ne possédaient aucun titre de nature à prouver l'origine et la sincérité de leur précieux dépôt.
André Herby, qui publia, en 1597, l'unique manuscrit conservé à Lillers, concernant saint Lugle et saint Luglien ; Gazet, dans son Histoire ecclésiastique des Pays-Bas : Ferry de Locre, dans son Chronicon Belgicum ; et Arnould de Baisse, dans son Auctarium ad natales sanctorum Belgii, ne parlent point de l'enlèvement d'une partie des reliques par le prêtre Paul, et de leur translation de Paillart à Montdidier : ce n'est cependant qu'en tenant pour certains ces faits omis par les premiers historiens de nos patrons, que l'on peut considérer comme véritables les reliques conservées dans l'église Saint-Pierre. Que l'on dise de ces reliques ce que l'on voudra, qu'elles soient authentiques ou qu'elles ne le soient pas, c'est ce que nous n'avons pas mission d'approfondir. Quand M. Clausel, grand vicaire de l'évêque d'Amiens, vint à Montdidier, en 1803, il ne voulut pas vérifier leur authenticité, craignant, dit-il, de n'en pas trouver, et préférant s'en rapporter à la pieuse dévotion du peuple et des magistrats de la ville. Nous ferons comme lui ; en voyant l'air de confiance et de contentement répandu sur le visage du peuple lorsqu'on promène les reliques des deux frères, je ne songe guère à leur demander un certificat d'origine, et j'avoue qu'en vrai Montdidérien, je n'assiste jamais à la procession sans éprouver un vif sentiment de satisfaction.
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