Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre V - Section IV
par Victor de Beauvillé
Section IV
Défaite des Anglais et des Bourguignons à Bouchoir
Philippe le Bon confie le gouvernement de la ville au comte d'Étampes
Articles concernant Montdidier
Le comte d'Etampes, capitaine général
Philippe le Bon, alors dans le Brabant, fut très-sensible à la nouvelle de la levée du siége de Compiègne ; à peine informé de cet échec, il ordonna à toute la noblesse qui l'accompagnait de le suivre en Artois. Après avoir réuni dans cette province des troupes suffisantes pour s'opposer aux progrès des Français, il se rendit à Péronne et envoya son avant-garde, forte de cinq à six cents hommes sous les ordres de Thomas Kiriel, Jacques de Delly, David de Poix, Antoine de Vienne et autres seigneurs loger près de Lihons-en-Santerre : « Et entretenant le dessus dit duc de Bourgogne en attendant ses gens, » dit Monstrelet, « se preparoit pour les suivir en intention d'aller loger a Garmigny (Guerbigny), où estoient dedans la forteresse les Francois (comme dit est dessus) qui moult travaillèrent le pays a l'environ. Si advint que les dessus dits capitaines envoyés, comme dit est, par le duc de Bourgogne se deslogerent au matin après qu'ils eurent couché ès dessus dits villages vers Lyhons en Santerre, et prindrent leur chemin a aller a Garmigny en plusieurs trouppeaux, sans eux mettre en ordonnance de bataille ne envoyer leurs coureurs devant eux ainsi que le font et ont accoustumé de le faire droictes gens d'armes expers en fait de guerre, et mesmement quand ils furent près de leurs ennemis. Et adonc vint devers eux de la ville de Roye, dont il estoit capitaine Gerard, bastard de Brimeu, a tout environ quarante combattans, et chevaucherent les dessus dits l'un assez près de l'autre jusques à une ville nommée Bouchoire. Si trouverent en leur chemin plusieurs lièvres : après lesquels fut fait grand desroy de courre et de huer : et n'avoient adonc point les dits capitaines de regard d'entretenir ne rassembler leurs gens ainsi qu'ils devoient : et aussi la plus grande partie d'iceux n'avoient point tout leur harnois sur eux. Pour laquelle négligence il leur advint villainement : car ce propre jour Pothon de Sainte-Treille estoit venu du matin au dit lieu de Garmigny. Et là a tant de ses gens qu'il trouva audit chastel comme a tous ceux qu'ils avoient amenez tira aux champs : et povoit avoir environ douze cens combattans, dont la plus grande partie estoient droictes gens de guerre, expers et esprouvez en armes : a tous lesquels il print son chemin droit vers Lyhon en Santers, et si feit sagement chevaucher aucuns de ses coureurs devant, pour descouvrir et enquerir nouvelles de ses ennemis : lesquels venus empres la dicte ville de Bouchoire, ouyrent crier et apperceurent l'estat et ordonnance de leurs dicts adversaires. Et pourtant sans delay et en grand diligence retournerent devers leurs capitaines, ausquels ils noncerent ce qu'ils avoient ouy et veu. Sur lequel Pothon dessus dit feit incontinent habiller ses gens de tous points, et moult soubdainement les mena et conduit devers ses ennemis dessus dits en leur admonestant que chacun s'acquetast en droit soy et fect bon devoir de combattre leurs ennemis ; lesquels ses ennemis estoient tres petitement preparez pour batailler. Et pourtant Pothon et ses gens venans sur eux d'un vouloir soubdain en grand bruit et roideur avant qu'ils se peussent mettre en ordonnance, les eut tantost esparpillez et mis en grand desroy ; et furent la plus grande partie portez jus de fers de lances de leurs chevaux. Toutes fois les capitaines avec aucuns de leurs gens, se rassemblerent à l'estendart de messire Thomas Kiriel, et commencèrent a eux mettre a deffence vigoureusement ; mais ce riens ne leur vallut ; car, comme dit est, greigneur partie de leurs gens estoient desja tournez a grand meschief et a grand desroy, fuyant en plusieurs et divers lieux pour eux sauver. Pourquoy en assez brief terme ceux qui estoient demourez sur les champs, furent tournez a deconfiture morts et prins et sans nul remede ; desquels morts furent les principaux Jacques de Helly, Anthoine de Vienne et avec eux de cinquante a soixante tant Bourgongnons comme Anglois. Et avec ce en furent prins de quatre-vingts à cent ; desquels estoient les principaux messire Thomas Kiriel dessus dit et avec luy de ceux de sa famille deux vaillans hommes d'armes, c'est a sçavoir un nommé Robin et l'autre Guillaume Couroüan. Et de la mesme partie des Bourgongnons furent aussi prins messire David de Poix, l'Aigle de Saincts chevalier, l'Hermite de Boval et aucuns autres avec eux, jusques au nombre dessus dit. A laquelle destrousse se cuida retraire à Roye, dont il s'estoit party Gerard le bastard de Brimeu ; mais, pour ce qu'il avoit vestu une housse d'orfaverie et de grand monstre, il fut roidement poursuivy de ses ennemis, et enfin prins des François et ramené avecques les autres. Après laquelle desconfiture ledit Pothon remeit ses gens ensemble, et de là a tous ses prisonniers a Garmigny, premier despouillez ceux qui morts gisoient sur les champs : entre lesquels furent trouvez occis tant seulement quatre ou cinq des gens dudit Pothon. Auquel lieu de Garmigny lui et les siens se rafreschirent le jour et la nuict ensuivant. Et le lendemain emmena tous ses gens, et laissa la forteresse en la main des habitants de la ville ; et pareillement feit desgarnir la Boissière, que ses gens tenoient et icelle mettre au feu et en flambe. Si s'en alla a Ressons sur le Mas : et de la a Compiengne à tous ses prisonniers, où il fut reçeu joyeusement pour la victoire qu'il avoit eue sur ses ennemis. Au quel temps ledit Jacques de Helly fut là enterré en l'église. Et les autres pour la plus grande partie furent enterrez en l'église et cymetière de Bouchoire assez près de la place où ils avoient esté occiz (1430). »
L'échec de Bouchoir, mais surtout la mort de Jacques de Helly et d'Antoine de Vienne, affectèrent vivement le duc de Bourgogne. Il assembla ses principaux capitaines, Jean de Luxembourg, le vidame d'Amiens, le seigneur de Saveuse, et se rendit avec eux à Roye, où il resta environ huit jours, attendant les renforts que les Anglais devaient lui amener.
Les Français, que le succès avait enhardis, se réunirent à Compiègne au nombre d'environ seize cents combattants ; le maréchal de Boussach, le comte de Vendôme, Guillaume de Flavy, Pothon de Xaintrailles, le seigneur de Longueval, Regnault de Fontaines et Blanchefort étaient à leur tête. Ils passèrent en belle ordonnance auprès de Montdidier, et allèrent loger dans deux villages, à deux lieues de Roye. Le lendemain, ils firent offrir le combat au duc de Bourgogne. Ses conseillers ne voulaient pas qu'il acceptât, lui représentant qu'il ne convenait pas à un prince aussi puissant de se commettre en personne avec des ennemis d'un rang inférieur ; que la levée du siége de Compiègne et la défaite de Bouchoir avait un peu ébranlé le courage de ses soldats : mais le duc refusa d'écouter ces conseils, et fit ranger ses troupes en bataille hors de la ville. Les marais qui séparaient les deux armées ne permettant pas aux cavaliers de s'approcher et d'en venir aux mains, tout se borna à quelques escarmouches. La nuit venue, les Français se retirèrent à Compiègne. Le duc de Bourgogne alla ensuite soumettre une petite place nommée Ligny. Comme on était en hiver, et qu'il n'y avait plus moyen de continuer la guerre, Philippe revint à Montdidier, où il mit garnison, et de là s'en retourna en Flandre.
Jean de Luxembourg étant parvenu à se rendre maître de Clermont, qui avait toujours tenu pour le roi, en confia la garde à Thomas Kiriel ; mais, au lieu de combattre les Français, le chef anglais se mit à ravager la châtellenie de Montdidier. Philippe voulut faire déloger cet allié incommode ; il ne fallut rien moins cependant que l'intervention du duc de Bedfort pour obliger Kiriel à remettre la ville de Clermont au seigneur d'Offémont.
L'année suivante (1432) Jean, bâtard de Saint-Pol, et le seigneur d'Humières, venant d'Artois, traversèrent Montdidier : ils étaient accompagnés de soixante combattants qu'ils conduisaient à Paris au duc de Bedfort. Leur voyage fut malheureux : attaqués par les Français qui occupaient Creil, ils furent faits prisonniers.
La garnison de Breteuil, commandée par Blanchefort, rançonnait et pillait le Santerre, mettait le pays à feu et à sang, et passait tous les Bourguignons au fil de l'épée. La contrée devint déserte ; le peu d'habitants qui restaient se réfugièrent dans les villes et les forteresses. Compiègne, Ressons, Mortemer, Breteuil, appartenaient aux Français. Pour mettre un terme à leurs dévastations, Philippe de Saveuse, l'un des plus déterminés chefs bourguignons, fut envoyé à Montdidier avec un certain nombre de gens d'armes. Il séjourna dans notre ville une partie de l'année 1433 ; constamment en guerre avec les Français, il leur fit une quantité de prisonniers et les força d'évacuer la contrée.
Cette année, Philippe le Bon accorda aux habitants l'exemption des aides depuis le jour de Pâques jusqu'à la Saint-Remy, à condition qu'ils emploieraient à réparer les fortifications l'argent qui aurait dû lui revenir. Le pays était tombé dans un état de misère dont le duc de Bourgogne ne tarda pas à se ressentir : les revenus qu'il percevait dans la châtellenie diminuèrent rapidement ; la prévôté et le bailliage rapportèrent si peu de chose que le duc en abandonna la recette. (Pièce just. 32.)
Au commencement de 1434, le duc de Bourgogne confia le gouvernement des frontières de la Picardie à son neveu, le comte d'Étampes. Ce prince, désirant se signaler par quelque exploit, résolut de se saisir de Moreuil ; il réunit ses hommes d'armes, et, au mois de juin 1434, alla investir cette place. Le vidame d'Amiens, Baudouin de Noyelles, Valeran de Moreuil, les seigneurs de Saveuse, d'Humières, de Neuville, suivis d'un millier d'hommes environ, vinrent sous ses ordres former le siége de cette forteresse. Le 13 juin, le comte d'Étampes écrivit aux maïeur et échevins d'Amiens de lui envoyer hastement audit siége 80 manouvriers garnis de pics, pelles et hoyaux et appointés pour 8 jours ; la ville lui envoya seulement quarante manouvriers à ses frais. Le 19, on lui expédia encore deux mortiers, des batteurs pour battre la poudre à canon et vingt manouvriers. Le 20, la garnison, composée d'une centaine de combattants, capitula après huit jours de siége ; la forteresse fut remise aux mains de Valeran de Moreuil.
Le comte d'Étampes investit ensuite le château de Mortemer, qui opposa une assez vive résistance ; le comte le fit démolir entièrement. Breteuil, que Blanchefort avait occupé si longtemps, se rendit cette année (1434). Suivant l'ordre qu'il avait reçu, Saveuse en ruina l'enceinte, ne conservant que la porte du château qui était fortifiée ; il rasa également la tour de Vendeuil et quelques autres petites places voisines. Cette porte fortifiée, ou plutôt ce fortin, que Saveuse laissa subsister, fut cause de nouveaux malheurs. Lahire, qui avec cinq cents hommes venait de s'emparer de Clermont par surprise, se présenta tout à coup devant Breteuil. Saveuse n'y avait mis qu'une garnison d'une trentaine d'hommes ; ils se défendirent courageusement, mais, écrasés par le nombre, ils finirent par succomber. Lahire les fit pendre ou emmener prisonniers à Clermont ; il garnit ensuite le fort de ses gens, qui se mirent à faire des courses dans l'Amiénois et dans le Santerre, saccageant les environs de Montdidier. Aucune mesure de précaution n'était négligée. Les habitants qui briguaient les charges publiques ne les obtenaient qu'à la condition de pourvoir plus que les autres au salut commun ; obligation salutaire, de nos jours bien tombée en desuétude. Pierre de Béthencourt, écuyer, prévôt de Montdidier, ne fut confirmé par le comte d'Étampes dans l'exercice de ses fonctions, qu'à la charge par ledit prévost d'avoir en la dite ville, outre ses gens et familiers, six compagnons de guerre à ses frais et dépens, pour la seureté et défense de la dite ville. Arras 25 janvier 1434.
A la présence de l'ennemi vint se joindre un autre fléau : une mortalité terrible sévit cette année dans la ville, et enleva un grand nombre d'habitants.
Une trêve négociée sur les marches du Santerre et de Montdidier, entre Lahire et les Bourguignons, laissa respirer le pays ; il fut convenu que, moyennant une somme d'argent, le fort de Breteuil serait démoli. Le traité d'Arras, conclu le 21 septembre 1435, rendit momentanément quelque repos à la Picardie. Les Français et les Bourguignons se réconcilièrent. Philippe dicta les conditions de la paix que le roi de France s'empressa d'accepter. Par ce traité, Montdidier fut cédé en propriété au duc de Bourgogne, et tous les droits que le roi pouvait avoir sur cette ville furent transportés sur la personne du duc et de ses héritiers mâles. Voici les articles du traité qui nous concernent :
« Item, aussi seront par le roi transportees a mondit seigneur de Bourgongne pour luy et ses hoirs masles legitimez, procreez de son corps et les hoirs de ses hoirs masles tant seulement procreez de leurs corps et descendans d'eux en ligne directe a tousjours et heritaige perpetuelles les chasteaux, villes et chastellenies et prevostez foraines de Peronne, Montdidier et Roye, avecques toutes leurs appartenances et appendences quels conques tant en domaine, justice et jurisdiction, fiefs et arriere fiefs, patronnages d'eglises, collations de benefices, comme autres droits, prouffits et emolumens quelsconques a les tenir du roy et de la couronne de France en foy et en hommage, et en pairie de France soubs le ressort et souverainete de sa court de parlement sans moyen. Item, et avecques ce baillera et transportera le Roy a mondit seigneur le duc de Bourgongne, et a celuy de ses hoirs dessus dits masles, auquel il delaissera apres son decez lesdictes villes et chastellenies de Peronne, Montdidier et Roye, tous les prouffits et emollumens quelsconques qui escherront en icelles villes, chastellenies et prevostez foraines a cause des droits royaux en quelque maniere que ce soit ; tant en regalles, confiscations, amendes, exploits de justice, comme autrement : pour en jouir par mondit seigneur le duc de Bourgongne et son dit hoir apres leurs vies et du survivant d'eux tant seulement, et par la maniere dessus declairee : c'est a scavoir qu'a la nomination de mondit seigneur de Bourgongne et de son hoir masle, apres luy le roy commettra et ordonnera celuy qui sera gouverneur et baillif desdictes villes et chastellenies, par mondit seigneur le duc de Bourgongne juge royal et commis de par luy a cognoistre de tous cas et autres choses procedans des dictes villes, chastellenies et prevostez foraines et es villes subjectes et ressortissans a icelles aussi avant, et par la maniere que l’ont fait et accoustumé de faire par cy devant les baillifs royaux de Vermendois et d'Amiens. Et en outre seront commis, se mestier est, par le roy a la nomination de mondit seigneur de Bourgongne et de son dit hoir masle, tous autres officiers necessaires pour l'exercice de la dicte juridiction et droits royaux ; comme chastellains, capitaines, prevosts, sergens, receveurs et autres qui exercerent leurs offices au nom du roy et au prouffit de mondit seigneur le duc Bourgongne, et de sondit hoir masle apres luy, comme dit est dessus. Item, et semblablement par le roy seront transportees et baillees a mondit seigneur le duc de Bourgongne et son dit hoir masle apres luy, tous les prouffits des aydes ; c'est a scavoir du grenier a sel, quatriesmes de vins vendus en destail, impositions de toutes denrees, tailles, fouages et autres aydes et subventions quelsconques qui ont ou auront cours, et qui sont ou seront composees esdictes villes, chastellenies et prevostez foraines, de Peronne, Montdidier et Roye, et es villages et terres subjectes et ressortissans a icelles villes, chastellenies et prevostez foraines pour en jouir par mondit seigneur de Bourgongne et sondit hoir masle durant le cours de leurs vies et du survivant d'eux. Auquel mondit seigneur de Bourgongne et sondit hoir masle apres, luy appartiendra la nomination de tous les officiers a ce necessaires soient esleuz, clercs, receveurs, sergens ou autres, et au roy leur commission et institution comme dessus. »
Le traité d'Arras confirma le duc de Bourgogne dans la possession de Montdidier. Ce prince jouissait déjà de cette ville en vertu de la cession qui lui en avait été faite en 1418, cession temporaire, il est vrai, mais dont la cause subsistait toujours.
Pendant les dix-sept années qui s'écoulèrent, de 1418 à 1435, jamais les Français ne s'emparèrent de Montdidier. Le rang élevé qu'occupaient les seigneurs chargés d'y commander démontre assez le prix que le duc attachait à la conservation de la place ; c'étaient Jean de Luxembourg, comte de Ligny, un des plus célèbres capitaines de son siècle, assez hardi pour oser, malgré le traité d'Arras, refuser le serment à Charles VII, et assez puissant pour se faire respecter des Français, des Anglais et des Bourguignons ; Baudouin de Noyelles, chevalier de la Toison d'or, et le fameux Hector de Saveuse.
Montdidier avait envoyé des députés à Arras. Réunis à ceux des autres villes de Picardie, ils représentèrent au duc de Bourgogne l'état déplorable dans lequel se trouvait le pays, et la nécessité de pourvoir promptement à la défense des places de la province, situées presque toutes sur les frontières de ses États. Philippe se rendit à leurs remontrances, et nomma le comte d'Étampes, son neveu, qui déjà avait commandé en Picardie, son lieutenant et capitaine général pour l'Amiénois, le Ponthieu, Saint-Quentin, Péronne, Montdidier et Roye, avec les pouvoirs les plus étendus et la faculté de le remplacer en toutes choses. Le 20 mars 1436, le comte prêta à Lille, entre les mains du duc de Bourgogne, le serment qu'exigeaient ses nouvelles fonctions. (Pièce just. 33.)
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