Histoire de Montdidier

Livre III - Chapitre II - § II

par Victor de Beauvillé

§ II

ÉGLISE SAINT-MARTIN.

Église Saint-Martin.

 

L'origine du nom de Furcellicourt, de Furcellicurte, donné dans la charte de Thierri et dans les bulles des papes à l'église dite aujourd'hui de Saint-Martin, est incertaine ; on suppose, et cela nous paraît probable, que cette église devait son nom à l'endroit qu'elle occupait ; Furcellicourt est vraisemblablement un nom de lieu, comme Ayencourt, Framicourt, Bouillancourt, et tant d'autres ayant la même terminaison ; et, pour indiquer l'église qui s'y trouvait, au lieu de la désigner par le nom du saint auquel elle était dédiée, on énonçait simplement celui du canton ou du quartier où elle était située ; de nos jours encore, à Paris, on ne dit pas l'église Saint-Pierre, mais l'église de Chaillot. Quant à l'étymologie de ce mot de Furcellicourt, nous laissons le champ libre aux faiseurs d'hypothèses.

L'église Saint-Martin est ainsi appelée pour la première fois (du moins est-ce le titre le plus ancien que nous connaissions) dans une donation faite en 1265, par Jean dit Cokins et sa femme, à l'Hôtel-Dieu de Montdidier, de 9 sols parisis et deux chapons de cens à prendre sur trois jardins compris dans les limites de la paroisse Saint-Martin : Super tres hortos dictorum Johannis Cokin et ejus uxoris sitos apud Montem-Desiderium in parrochia Sancti Martini.

Les églises dédiées à saint Martin sont très-nombreuses en Picardie ; un des traits les plus connus de sa vie s'y est passé, et personne n'ignore que c'est à Amiens qu'il coupa son manteau pour en vêtir Jésus-Christ sous la figure d'un pauvre. A une lieue de notre ville, sur la commune de Rubescourt, près de la chaussée romaine conduisant d'Amiens à Reims, il existe une église élevée en mémoire de ce grand saint, qui, selon la tradition, se reposa dans ce lieu. Saint Martin, suivant la chaussée romaine, passa à Montdidier, ou, pour parler plus exactement, à l'endroit qu'occupe aujourd'hui cette ville. La chaussée d'Amiens à Reims, comme nous l'avons déjà dit dans le tome I, page 31, contournait la butte du Prieuré et longeait la rue des Tanneries, pour sortir à l'extrémité de la rue de Tricot. Ainsi, en traversant notre pays, saint Martin laissa à quelques pas, sur sa droite, la petite éminence où plus tard une église devait se dresser en son honneur. Peut-être fut-elle construite afin de perpétuer le souvenir de son passage. En fallait-il davantage, à une époque de foi et de croyance, pour faire bâtir une église ?

L'église Saint-Martin est en dehors du faubourg, à mi-côte ; de loin elle coupe agréablement la vue et produit un bon effet ; mais de près ce n'est qu'une masure. En 1651, le fossoyeur, en ouvrant une fosse dans le cimetière, mit à jour trois anciens tombeaux avec leurs couvercles de pierre dure, renfermant des fioles de verre fort épais, remplies d'une liqueur couleur de vin, plusieurs petits pots de terre pleins d'odeurs aromatiques, et divers instruments de guerre à l'usage des païens. Les ossements contenus dans ces tombeaux étaient rangés avec ordre, et paraissaient, par leur force et leur grandeur, avoir appartenu à des hommes d'un autre âge. En creusant sous la chapelle saint Nicolas de la même église, on découvrit un caveau voûté où se trouvaient six tombes semblables à celles dont nous venons de parler et remplies également de fioles et de pots de terre. Sur aucun de ces tombeaux il n'y avait d'inscription. Malheureusement cette découverte passa presque inaperçue et fut perdue pour la science. Si l'on pouvait espérer une pareille trouvaille, ce serait le cas de faire des fouilles dans le cimetière et aux alentours. En 1844, on trouva près de l'église une pièce de monnaie d'argent de Louis le Débonnaire ; elle est conservée dans le cabinet de M. Antoine Gamot. On recueille de temps à autre d'anciennes monnaies en cet endroit.

L'église Saint-Martin subit les mêmes vicissitudes que l'église Saint-Médard : celle qui existe aujourd'hui a été bâtie dans le dix-huitième siècle. C'est une grange de brique et pierre du pays, et rien de plus ; elle a 27 mètres de long sur 8 mètres de large : à l'extérieur il n'y a aucune sculpture. Quelques piliers lézardés soutiennent à peine les murs, qui tombent en ruine ; le clocher est abattu ; le porche a disparu ; des claies en osier ont remplacé les fenêtres. L'intérieur est misérable, et n'offre qu'une nef tout unie, sans chapelle et sans le moindre ornement. Le chœur est nu, et sert de refuge aux pigeons et aux moineaux c'est une véritable désolation. Le tableau du maître-autel, abîmé par l'humidité, représente une Descente de Croix ; le Christ, mort, est assis sur les genoux de sa mère ; des religieux bénédictins contemplent son affliction profonde et y prennent part. Ce tableau vient du Prieuré, et c'est le seul motif qui nous engage à en dire un mot, car il serait difficile de trouver un plus affreux barbouillage.

Avant la Révolution, on voyait dans cette église un tableau qui, s'il n'était pas meilleur que celui dont nous venons de parler, avait au moins par sa laideur le mérite d'être en harmonie avec le sujet qu'il reproduisait. Sainte Dodelue, dont on cherche vainement le nom dans les martyrologes, était une fille d'une grande piété et d'une beauté remarquable. Un protestant, épris de ses charmes, la demanda en mariage. Dodelue, ignorant la religion de son futur époux, accueillit sa demande ; mais, quand elle apprit qu'il n'était point catholique, elle refusa de l'épouser. Entraîné par la passion qu'il ressentait, le protestant voulut employer la force pour posséder Dodelue ; alors cette pieuse fille eut recours à Dieu, et le pria de la rendre aussi laide qu'elle était belle. Sa prière fut exaucée. Le lendemain, elle se réveilla ayant au menton une barbe effroyable. Dodelue quitta le logis paternel et vint à Montdidier, où elle fut reçue avec les marques du plus profond respect par les habitants du faubourg Saint-Martin, qui connaissaient sa piété. Dans le tableau représentant cet événement, sainte Dodelue était peinte avec une longue barbe, une petite casaque bleue et un jupon rouge assez court pour laisser voir le bas de la jambe : à la barbe près, c'est le costume des jardinières de Montdidier.

Dans la charte de Thierri de 1146, l'église Saint-Martin ou de Furcellicourt relève du Prieuré, cum altari, atrio et tota decima ; de plus, elle devait payer 17 sols de cens par an. La bulle d'Urbain III, de 1185, supprime cette redevance, et ne laisse subsister que la dîme simple cum altari, atrio et decima. Dans le dénombrement de l'évêché d'Amiens de 1302, cette cure est évaluée à 20 liv. ; en 1648, elle valait 800 liv. de rente. Le revenu consistait, en 1789, en 700 liv. de portion congrue payée par le prieur de Notre-Dame. Le presbytère se trouvait dans le milieu du faubourg, à gauche ; un beau jardin en dépendait. Le cimetière était contigu à l'église. La paroisse de Saint-Martin fut annexée à celle de Saint-Pierre, le 1er juin 1791. La fabrique jouissait de 1,500 liv. de rente, qui ont été réunies à la fabrique de Saint-Pierre. Si les habitants du faubourg demandaient l'érection de leur église en chapelle vicariale et la restitution des 1,000 fr. de rente que touche leur nouvelle paroisse, cette réclamation embarrasserait fort le clergé de Saint-Pierre, qui, du haut de son rocher, traite un peu ses paroissiens de Saint-Martin comme d'humbles vassaux, et leur vend chèrement jusqu'à la messe qu'il célèbre le jour de la fête patronale. Les habitants du faubourg, en s'adressant à l'autorité ecclésiastique, pourraient, croyons-nous, rentrer dans la jouissance de leurs biens, et obtenir qu'un vicaire fût chargé spécialement de desservir leur quartier.

Le 1er février 1792, l'église avec ce qu'elle contenait, plus quatre-vingt-treize verges de terre et le cimetière clos de murs, d'une contenance de dix-huit verges, furent vendus par le gouvernement, et achetés 2,350 liv. (1,433 fr.) par M. Cocquerel, qui en était curé ; l'église est restée dans sa famille, et appartient à son neveu, qui en laisse gratuitement la jouissance aux anciens paroissiens. Fermée en 1793, on y célébra de nouveau la messe le 4 juillet 1800, sur les instances réitérées des habitants de cette section, fidèles observateurs de la religion de leurs pères.

Le faubourg Saint-Martin a toujours témoigné pour son église un vif attachement ; il se compose en très-grande partie de cultivateurs et de jardiniers qui, à force de travail, parviennent à se créer une certaine aisance : presque tous se font remarquer par un excellent esprit, et dans les mauvais jours de la Révolution ils en donnèrent fréquemment la preuve. Ils pourvoient eux-mêmes à l'entretien de l'édifice, mais il est à craindre que, malgré leur bonne volonté, il ne disparaisse prochainement. [cf. SUPPLÉMENT]

En 1790, la population de Montdidier était de 4,032 âmes, réparties fort inégalement entre les diverses églises de la ville. Les paroisses de Notre-Dame, de Saint-Martin et de Saint-Médard ne comprenaient ensemble que 410 âmes ; celle de Saint-Pierre, au contraire, en avait 1,776, et celle du Sépulcre 1,611 ; les hôpitaux et maisons religieuses présentaient un effectif de 235 personnes. La suppression des trois premières paroisses profita exclusivement à celle de Saint-Pierre, qui s'enrichit tout à la fois de leur population et de leurs revenus.

*