Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre II - Section II
par Victor de Beauvillé
Section II
Médailles trouvées à Armancourt
Peut-ou classer Montdidier au nombre des palatium des rois francs ?
Réfutation de l'opinion d'Adrien de Valois
Plusieurs voies romaines passaient à Montdidier, ou du moins à l'endroit qu'occupe cette ville ; l'une partait, à ce que l'on suppose, de Setuci (cité qui était près de Saint-Médard-en-Chaussée, et que Dom Grenier considère comme la capitale du Santerre, ou du peuple que les anciens monuments du pays désignent sous le nom de Santois ou Xantois, dérivé de celui de Setuci), et allait à Nanteuil-le-Haudouin, en passant par Montdidier, Wacquemoulin, Estrées-Saint-Denis, Rully et Fresnoy-le-Luat. Le parcours qu'elle suivait de Montdidier au Ploiron était encore nettement indiqué il y a peu d'années par un remblai de cinquante centimètres environ, qui disparut en 1846, lors de l'établissement de la route départementale de Tricot à Rosières. Dans le siècle dernier, ce remblai avait été réparé pour rétablir la communication de Montdidier à Paris par Tricot.
La chaussée d'Amiens à Reims, par Compiègne, traversait également Montdidier ; on en retrouva des portions considérables en 1848, en nivelant le marais de Longueau ; elle était parallèle à la route actuelle. La base de cette chaussée était formée de pierres énormes, dont plusieurs, provenant d'anciens édifices, portaient encore des restes de sculptures et des fragments d'inscriptions ; elles ont été déposées au musée de la Société des antiquaires de Picardie. La voie, après s'être détachée au-dessus de Longueau de celle qui se dirigeait vers Saint-Quentin, passait à Fort-Manoir, à Boves, sur la gauche de Moreuil, traversait l'Avre à Pierrepont, et entrait à Montdidier par le faubourg Saint-Martin. Peut-être serait-il plus vrai de croire, dit D. Grenier, que cette chaussée passait dans le faubourg de Saint-Martin, au sud-ouest de la ville. Cette conjecture est très-vraisemblable. Nous avons cité plus haut un extrait d'anciens comptes de 1533-1534 dans lequel il est parlé de quantité de gros grès vieil pavé, arrachés aux fauxbourgs, au chemin de la Justice et à la vallée des Teinturiers ; ce ne pouvait être évidemment que des restes de voies romaines. Scellier rapporte dans ses Mémoires qu'en 1732 on trouva une très-belle chaussée de pavés tout le long du fossé, depuis la porte d'Amiens jusqu'à la tour dite de Jouvency, qui tendoit vers le fond de la vallée de Saint-Martin. Cette chaussée avait été détruite en 1560. II en est encore question dans un bail d'une pièce de terre située hors de la porte d'Amiens, et louée par la commune, en 1579, à Jean Mallet, notaire, et à Bucquet ; il est dit que ladite terre est contiguë aux fossés hors de la ville où souloit cy devant avoir une chaussée conduisante de Montdidier à Amiens, le long du jardin desdits Mallet et Bucquet. Des extraits d'anciens titres portent qu'en 1560 on tira des grès depuis la porte d'Amiens, en allant à la croix du bois de la ville. Ce fut alors que la chaussée disparut pour toujours. Le bois de la ville se trouvait à droite de la route, en allant à Amiens, près du chemin de Corbie ; nous en avons parlé dans le chapitre précédent.
La chaussée romaine d'Amiens à Reims pouvait fort bien, comme le suppose Dom Grenier, en arrivant au pied de la montagne sur laquelle est bâti Montdidier, incliner à droite, tourner le Prieuré, couper le faubourg Saint-Martin, longer la rivière et gagner le faubourg de Paris pour s'élever ensuite dans la plaine de Defoy. Les pavés enlevés dans la vallée aux quinzième et seizième siècles provenaient sans doute de ces anciennes voies romaines.
La chaussée d'Amiens à Reims, à sa sortie de Montdidier, passait près de Defoy ; sur une longueur de plus de deux lieues elle était parallèle à celle qui, par Rubescourt et Tricot, conduisait à Nanteuil-le-Haudouin. L'ancien prieuré de Pas se trouve entre les deux routes. D'après la tradition, saint Martin, servant dans la cavalerie romaine, aurait logé dans ce lieu, et c'est de cette circonstance que serait venu le nom de Pas-Saint-Martin, Passus sancti Martini. II y a près de cet endroit un mauvais pas assez difficile à éviter ; la vallée est étroite, encaissée entre deux montagnes ; un ruisseau qui se réunit à la rivière des Trois-Dom y prend sa source. La chaussée passait au Frétoy, à Courcelles, laissait Belloy à gauche, touchait à la ferme de Porte, traversait l'Aronde à Monchy, gagnait la ferme des, Sept-Voies, celle de Corbeaulieu, et franchissait l'Oise au moulin de Venette, près Compiègne.
La chaussée romaine de Beauvais à Rodium traversait aussi notre ville ; elle passait par Ansauvillers, Pérennes, Faverolles et Armancourt, où, dans le dix-septième siècle, on découvrit de nombreuses médailles.
Voici, au sujet de cette découverte, ce que rapporte l'Empereur, notaire à Montdidier, qui écrivait vers 1690 : « Le sieur Dubus, receveur du petit hamault d'Armancourt, mon allié, situé sur le chemin de Montdidier à Roye, faisant labourer la terre du domaine de cette ferme environ l'an 1642, les chartiers y découvrirent dans la terre plein de deux ou trois boisseaux de ces sortes de médailles de cuivre de plusieurs empereurs romains, parmy lesquelles il s'en rencontra quelqu'une d'argent ; et moy comme je passois au mois de l'année 1682, dans le village du Plessier de Roye près de Lassigny, entre Noyon et Montdidier, nous entretenans ensemble le capitaine du château et moy, me dit parlant des Romains, que depuis un mois seulement les paisans du lieu, labourans la terre proche du moulin à vent, y trouvèrent près de quatorze à quinze cents médailles de cuivre de divers empereurs qu'il a veû, en ayant pris dix‑huit par curiosité, me fit l'amitié de m'en donner une demy douzaine toutes encore bien gravées ; elles estoient, l'une d'Antonin, où estoient ces mots autour : Antonius Augustus Pius ; une de Néron, Nero Cœsar Augustus ; une autre de Vespasien, Divus Vespasianus ; une d'Adrien, Imperator Cœsar Adrianus Augustus ; une de Jules Cæsar, Julius Cœrar Augustus, et la sixième ne pouvoit plus se cognoitre pour estre toute gastée et mangée par le temps : j'en ai donné trois au révérend père D. Placide Porcheron, religieux bénédictin, bibliotéquaire de l'abbaye de Saint-Germain des Prés de Paris ; les trois autres me sont restées. »
Plusieurs antiquaires placent au Plessier-lès-Roye le Rodium de la Table théodosienne. Peut-être au point d'intersection de ces différentes routes y eut-il quelques habitations ; cela est possible, mais jusqu'à présent on n'en a pas trouvé de traces.
Si la ville de Montdidier n'est pas le Bratuspantium de César, si son origine ne remonte ni aux Gaulois ni aux Romains, à quelle époque placerons-nous sa fondation, et d'où vient le nom qu'elle porte ? Était-ce un palatium, une de ces maisons de campagne que les rois mérovingiens possédaient dans les Gaules ? Du Cange ne le pense pas, et dans son Glossaire, édition de 1678, il ne comprend pas Montdidier dans l'énumération qu'il en fait.
Ses continuateurs ont été plus hardis : dans le Glossaire de 1736 et dans la nouvelle édition in-4°, Montdidier figure à l'article Palatium. Malheureusement ceux qui ont émis cette opinion ne fournissent aucune preuve à l'appui. Le silence de du Cange est chose grave ; son immense érudition, sa qualité de Picard, l'étude toute particulière qu'il avait faite des antiquités de sa province, ne permettent pas de penser qu'il ait, sans motifs, omis de ranger Montdidier parmi ces nombreuses résidences que l'on décorait fastueusement du nom de palatium, et où les successeurs de Clovis et de Charlemagne se rendaient pour se livrer au plaisir de la chasse.
Le savant collaborateur de Mabillon, Dom Michel Germain, natif de Péronne, a consacré, dans l'ouvrage intitulé de Re diplomatica, un livre entier à l'examen des palatium des rois mérovingiens ; il en cite un grand nombre, mais, ainsi que du Cange, il s'abstient dans la liste qu'il donne de faire figurer le nom de notre pays. II y avait, à l'époque où écrivait D. Germain, des relations étroites entre Péronne et Montdidier ; en parlant de sa ville natale, Michel Germain était naturellement porté à examiner ce qui concernait la nôtre, et à vérifier si, de même que Péronne, Montdidier n'avait pas été un palais des rois de la première race: il fait comme du Cange, et garde le silence à cet égard.
Aucun titre antérieur au dixième siècle, aucun historien traitant des faits relatifs soit à la première race, soit aux successeurs immédiats de Charlemagne, ne parlent de notre ville ; il n'existe pas un seul document historique d'où l'on puisse raisonnablement inférer la preuve, ou qui permette même de supposer avec quelque apparence de vérité, que Montdidier fût jadis un palatium des rois francs. Sur quoi donc se sont fondés les continuateurs du Glossaire de du Cange pour classer Montdidier au rang des palatium ? Sur le témoignage d'Adrien de Valois. Voici ce qu'on lit dans son Notitia Galliœ : « Mons-Desiderii castrum olim fuit in finibus Ambianorum nobile, Raugæ proximum a situ et a conditore Desiderio dictum. Est enim summo monti impositum, ac vulgo Montdidier appellatur... In litteris Widonis Candavenæ Corbeiæ castellani, datis anno MCXCIX, vocatur Monsdesidcrius in chartario sancti Petri de Lehuno. Hoc factum fuit apud Montemdesiderium in aida domini regis, prœsentibus, etc. ; anno ab I. D. MCXCIX. Ibi ergo sua regibus francorum aula, domus sua vel palatium, tanquam in oppido claro et nobili. »
Je suis trop bon Montdidérien pour m'élever contre les éloges qu'Adrien de Valois fait de notre ville, ils étaient mérités. Sous Philippe-Auguste les epithètes flatteuses d'illustre et de noble pouvaient avec plus de vérité que de nos jours s'appliquer à Montdidier ; mais, si sur ce point nous pensons comme Adrien de Valois, nous ne saurions toutefois partager le sentiment de cet auteur quant à l'interprétation et aux conséquences qu'il tire du passage du Cartulaire de Lihons, dont il ne cite que quelques mots. Comme nous aurons encore occasion d'en parler plusieurs fois, nous avons rapporté le titre en entier aux Pièces justificatives. (Pièce just. 1.)
C'est sur le mot aula qu'Adrien de Valois se base pour établir l'existence d'un palatium à Montdidier ; j'expliquerai dans le chapitre suivant ce qu'il faut entendre par ce mot, et je ferai voir combien il est peu probable que Montdidier ait été le séjour des rois de France. Adrien de Valois nous laisse dans l'indécision ; ses termes sont généraux : Ibi ergo sua regibus Francorum aula. De quels rois veut-il parler ? Est-ce des rois de la troisième race, comme le prétendent l'abbé de Longuerue et ceux qui ont écrit après lui, ou bien des rois de la première race ? Ce ne peut être évidemment que de ces derniers ; c'est ainsi du moins que l'ont compris les continuateurs du Glossaire, car le mot palatium, dans le sens qui nous occupe, ne s'applique le plus généralement qu'aux résidences des rois mérovingiens. Mais avant de dire qu'il y avait sous la première dynastie un palais à Montdidier, il faudrait prouver que Montdidier existait à cette époque, et c'est ce que l'on ne fait pas. C'est sur un titre de 1199 que de Valois se fonde pour avancer que notre ville a pu être dans l'origine un palatium. Cet auteur y a-t-il bien réfléchi ? Il y avait quatre cent cinquante ans que la dynastie mérovingienne avait disparu lorsque fut souscrit le titre du prieuré de Lihons dont il parle. Ce serait dans un acte insignifiant, dressé sous Philippe-Auguste, que l'on irait chercher des preuves pour justifier l'authenticité de faits qui remonteraient à plus de quatre siècles. Nous ne pouvons admettre de semblables inductions.
Il n'est pas indifférent de vérifier la date de l'impression d'un livre ; en fait de critique historique, rien n'est à négliger. Le Notitia Galliœ d'Adrien de Valois fut imprimé en 1675 ; le Glossaire de du Cange parut en 1678 et le de Re diplomatica en 1681 : ainsi du Cange et D. Michel Germain avaient connaissance du livre de de Valois lorsqu'ils publièrent chacun leur travail ; ils avaient lu ce que le premier avançait au sujet de Montdidier ; ils avaient pu vérifier l'exactitude de son assertion ; et cependant, après un examen dans lequel rien certainement ne dut échapper à la scrupuleuse investigation d'érudits aussi distingués, ils n'hésitent pas l'un et l'autre, dans les ouvrages qu'ils font paraître postérieurement à celui de de Valois, à retrancher Montdidier du nombre des palatium. Ce silence n'est-il pas la condamnation la plus significative de l'opinion formulée par leur devancier ? Ce n'est pas un oubli, assurément : du Cange est entré dans des détails assez étendus sur Montdidier, et jamais le mot palatium n'est venu se placer sous sa plume.
Quelque respectable que soit l'autorité d'Adrien de Valois, elle ne saurait, en pareille matière, contre-balancer celle de du Cange et de D. Germain, ses rivaux en érudition : Picards tous les deux, tous les deux profondément versés dans la connaissance des antiquités de leur pays, ni l'un ni l'autre cependant ne font mention de Montdidier dans la longue nomenclature qu'ils donnent des palatium de nos rois ; nous tenons donc pour mal fondée l'opinion d'Adrien de Valois, et c'est à tort, selon nous, que les continuateurs de du Cange l'ont accueillie dans l'édition du Glossaire, imprimée en 1736. La même erreur se trouve naturellement reproduite dans l'édition in-4° publiée chez Didot en 1840-1850.
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