Histoire de Montdidier

Livre III - Chapitre I - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Dignitaires

Introduction de la commende

Abus qu'elle occasionne

Règlement fait par le lieutenant général au bailliage

La réforme est introduite

 

Le prieuré de Montdidier fut érigé en bénéfice à la fin du quinzième siècle : le premier prieur commendataire, Adrien de Hénencourt, est enterré dans la cathédrale d'Amiens, qu'il avait ornée de sculptures magnifiques. Indépendamment de ce dignitaire qui ne faisait que toucher ses revenus et jouir des honneurs attachés à son titre, il y avait un prieur claustral, véritable supérieur de la maison, et un sous-prieur. Le prieur claustral était nommé par le supérieur général de l'ordre : la durée de ses fonctions était limitée à trois ans, intervalle de temps qui s'écoulait entre la tenue de chaque chapitre général capitulaire.

Les officiers claustraux étaient au nombre de trois : le prévôt, le sacristain et le chantre. Anciennement ils avaient un revenu particulier, mais le prieur commendataire finit par s'en emparer. Les gages du prévôt s'élevaient à 10 écus par an ; ses fonctions consistaient à rendre la justice, haute, moyenne et basse, qui appartenait aux religieux non-seulement dans l'enclos du château, devenu leur monastère, mais encore dans plusieurs endroits de la ville ; ils jouissaient de ce privilége en vertu de la charte de Philippe-Auguste, qui avait réservé spécialement le droit des seigneurs et des ecclésiastiques : Salvo ecclesiastico jure. Le siége de pierre qu'occupait le prévôt, quand il prononçait ses jugements, était à l'extrémité du cloître entre la salle du chapitre et l'escalier du dortoir ; D. Bernard Fluzin, prieur claustral, le fit rompre en 1658. Le prévôt avait la garde du marteau destiné à marquer les arbres dans les bois du prieuré.

Le sacristain veillait à la conservation des reliques et des ornements sacrés ; tout ce qui concernait le service divin était dans ses attributions, il recevait 20 sols par an. Le chantre enseignait le chant aux novices, et leur apprenait l'office et les cérémonies de l'église : dans un compte de 1409, son traitement montait à 5 liv. 7 sols. Un des religieux avait la direction des classes, regimen scholarum, porte la charte de Thierri ; on peut consulter au sujet de l'enseignement ce que nous avons dit au chapitre du Collége.

Ces divers offices n'existaient plus au moment de la Révolution, car il n'y avait en 1790 qu'un prieur claustral et un procureur. La justice du prieuré était composée d'un bailli, d'un procureur fiscal et d'un greffier. Une partie de la ville et des faubourgs relevait de cette juridiction pour le payement des droits de cens, lods, ventes et amendes.

Plusieurs prieurs commendataires ont laissé un nom illustre dans les lettres. Adrien de Hénencourt est auteur d'un commentaire sur les vingt premiers psaumes de David ; on lui doit le premier bréviaire du diocèse d'Amiens qui ait été imprimé. Michel le Masle, le docte Ménage et le cardinal de Polignac ont possédé le prieuré : pour eux, il est vrai, ce n'était que les émoluments qu'ils recherchaient. Ainsi nous voyons Ménage se démettre de ce bénéfice en faveur de François de la Vièville, moyennant une pension de 1,500 liv., qui lui permettait de faire le bel esprit dans les salons de la capitale. Voici comment les auteurs du Menagiana rapportent le fait :

« Peu de temps après il obtint par arrêt du grand conseil le prieuré de Montdidier, qu'il avait requis en vertu d'un indult qu'un conseiller de ses amis lui avait donné, et, dès qu'il fut en possession paisible de ce bénéfice, il le résigna à M. l'abbé la Vièville, depuis évêque de Rennes, qui fit créer en sa faveur une pension de quatre mille livres sur deux abbayes ; sur celle de Saint-Lomer de Blois, quinze cents livres, et sur celle de Savigny deux mille cinq cents livres, dont il obtint l'agrément du roi.

Ce fut alors que, se voyant délivré des charges de ce bénéfice et du soin de poursuivre un receveur, il dit à ses amis en raillant : Je suis à présent vir supra titulos. »

Les prieurs commendataires venaient très-rarement à Montdidier, quelques-uns même n'y mirent jamais le pied ; ils faisaient prendre possession de leur bénéfice par un fondé de pouvoir, en percevaient exactement les produits, ou les cédaient à un tiers moyennant finance : le reste leur était parfaitement indifférent. Un prieuré se louait comme une maison ou une pièce de terre ; aussi n'était-ce que sollicitations et cabales de toute espèce pour obtenir ces heureuses sinécures. Souvent deux prieurs se prétendaient à la fois possesseurs du même bénéfice ; ils plaidaient l'un contre l'autre, s'évinçaient, se supplantaient ; c'était un spectacle déplorable : l'établissement de la commende fut un des fléaux de l'Église.

Les premiers prieurs commendataires, Adrien de Hénencourt, Pierre de Baudreuil, Simon le Gay, ne négligèrent point, comme leurs successeurs, l'administration du couvent confié à leurs soins ; ils s'en occupèrent activement, mais le prieuré ne tarda pas à passer dans des mains indignes. Claude Pénicier, trésorier du cardinal de Lorraine, ayant été nommé prieur commendataire en 1534, afferma son bénéfice et n'en prit nul souci. La maison tomba dans un état pitoyable ; on ne fit aucune réparation ni à l'église ni au monastère ; le prieur refusait même aux religieux les choses nécessaires à leur subsistance, et, ce que l'on ne pourrait croire, dans un couvent, le service divin cessa, faute de livres et d'ornements. La cupidité de Claude Pénicier était favorisée par un des officiers claustraux. Antoine de la Morlière, prévôt des Bénédictins, s'était fait le fermier du prieur commendataire, conjointement avec son frère Guillaume de la Morlière, marchand à Montdidier, de sorte qu'il profitait de tout ce qui était retranché à ses infortunés confrères : son avidité excita de vives réclamations, et donna lieu à un de ces procès si fâcheux pour l'honneur des ordres monastiques.

Sous Antoine de Saveuse, les choses n'allèrent pas mieux. Ce prieur étant extrêmement jeune lorsqu'il fut pourvu de ce bénéfice, son père, conseiller au parlement de Paris, administrait en son nom. Antoine de la Morlière se maintint dans son poste sous ce prieur comme sous le précédent. Les plaintes devinrent tellement pressantes qu'elles obligèrent le père d'Antoine de Saveuse à faire un règlement pour contraindre de la Morlière à traiter plus humainement ses collègues, mais ce dernier n'en tint aucun compte. Abandonnés par l'autorité ecclésiastique, les pauvres religieux furent forcés, dans leur détresse, de s'adresser à la justice séculière. L'affaire fut portée au bailliage. Jean Coullet, avocat du roi, prit la parole, et représenta que depuis quinze ans la magistrature avait à s'occuper des désordres du prieuré ; que de douze le nombre des Bénédictins était descendu à trois ; qu'il était scandaleux de les voir, dans une année aussi calamiteuse que celle où l'on se trouvait (1553), ne faire aucune aumône, quand ils auraient dû donner l'exemple. Il termina en requérant qu'on fit des revenus du prieuré quatre parts, dont la première serait distribuée en aumônes, la seconde remise aux religieux, la troisième attribuée au prieur et la quatrième employée pour les réparations à faire au couvent, lesquelles étaient tellement urgentes que tout menaçait ruine, et qu'il n'y avoit petite église ni paroisse en tout le pays qui ne fût plus convenablement tenu que ledit prieuré ; qu'il n'y avait aucun ornement entier, ni luminaire convenable, ni corde au clocher. Les revenus s'élevaient à 3,500 liv., et le prieur ne donnait pas 400 liv. aux religieux pour leur nourriture et leur entretien.

Antoine de la Morlière, dont la conduite intéressée avait occasionné cet état de choses, soutint que la justice séculière était incompétente, et que c'était aux tribunaux ecclésiastiques à connaître de l'affaire. Le mal allait toujours croissant ; ni l'abbé de Cluny ni les visiteurs de l'ordre ne songeaient à y remédier. Les scènes déplorables qui se passaient au prieuré se reproduisaient malheureusement sur beaucoup d'autres points du royaume, et le relâchement de la vie monastique ne favorisait que trop les déclamations des réformés et les attaques violentes qu'ils dirigeaient contre l'Église.

Le pouvoir séculier dut décréter enfin les mesures coercitives que refusait de prendre l'autorité ecclésiastique. Le 20 mars 1553, Pierre de Bertin, lieutenant général, assisté des gens du roi et des conseillers au bailliage, arrêta un règlement dont nous donnons seulement quelques articles pour faire juger du désordre qui régnait dans le monastère. D'après ce règlement, le nombre des religieux devait être de dix à douze, et celui des novices, de trois à quatre.

« Chaque religieux le premier de chaque mois se confessera de fait, et communiquera le sacrement de l'autel avec révérence.

Pour faire profiter les religieux en science et chrétienne doctrine, il y aura un religieux capable pour les instruire ès premières lettres, service divin et régularité. Il y aura librairie fournie en bons livres.

Le divin service diurne et nocturne soit célébré en temps et heures deues, chanteront dévotement non par transcours ou par sincope, tous les religieux y seront présens et assistans depuis le commencement jusques à la fin.

Les religieux prendront leurs repas ensemble, personne ni prévost ni autres.

Ils résideront dans le cloître de la maison sans aller ni vaquer par les rues, aller aux tavernes, cabarets et autres lieux publics, ni sans exercer négoce et marchandise, sans aussi avoir aucun bien et possession propres, et sans mener une vie impudique en public en secret et à couvert, et moins encore entremettre de aucune marchandise même de celle sentant à usure manifeste et réprouvée et par trop dangereuse.

Ils feront l'hospitalité et aumônes accoutumées de tout temps. »

Le règlement fixe ensuite ce qui est nécessaire à l'entretien et à la nourriture des religieux : mais son application fut de courte durée. En 1562, Jean de Hennegrave, procureur du roi, se plaignit de ce qu'on ne chantait plus les matines ; les Bénédictins répondirent qu'ils ne le pouvaient faute de livres, de linge et de bois pour se chauffer au retour d'icelles. Le décès d'Antoine de la Morlière, arrivé en 1568, ne mit point fin au scandale ; il s'était toujours maintenu dans sa place de receveur, se souciant fort peu des procès et des règlements ; il cumulait les fonctions de prévôt avec celle de curé de Saint-Pierre.

Les visiteurs de l'ordre se décidèrent enfin à inspecter le prieuré. Le 3 avril 1571, ils réglèrent la position des religieux et ordonnèrent les réparations à faire tant à l'église qu'au couvent. La résistance vint cette fois de la part du prieur, qui prétendit ne pas être astreint à ces réparations ; le service divin fut de nouveau interrompu, et ce ne fut qu'à la mort d'Antoine de Saveuse (13 avril 1590) que cessèrent les divisions fâcheuses dont la maison avait été le théâtre pendant plus de cinquante ans.

Les Bénédictins prirent part aux scènes de fanatisme qui signalèrent les guerres de religion ; ils avaient bien assez cependant de s'occuper de leurs propres affaires, sans se mêler de celles de l'État. On les vit de pacifiques religieux se transformer en sujets rebelles, et, le mousquet sur l'épaule, parader sur les places publiques et faire sentinelle sur les remparts ; l'un d'eux, Jean Dumesnil, empêcha, en 1594, Montdidier d'être surpris par les royalistes.

En 1647, la réforme et l'étroite observance à l'ordre de Cluny furent introduites dans le prieuré, du consentement d'Armand de Bourbon, prince de Conti, abbé de Cluny ; Michel le Masle, prieur commendataire, favorisa de tout son pouvoir l'adoption de la règle nouvelle. Des moines furent appelés de Cluny pour prendre possession du monastère et remplacer ceux qui voulurent conserver l'obédience en vigueur. Ces derniers, au nombre de trois, se retirèrent en ville, où ils vécurent d'une pension de 1,000 liv. que leur firent leurs successeurs. Ce changement de règle fut tout à fait volontaire ; les anciens et les nouveaux religieux continuèrent de célébrer en commun l'office divin.

Le 6 juin 1770, Claude de Barral, prieur commendataire, céda au prieur claustral D. de la Croix tous les biens et droits, tant utiles qu'honorifiques, appartenant à la manse priorale, sous les conditions exprimées dans le contrat passé entre eux. Ce contrat fut approuvé par les moines le 17 juillet 1770, et ratifié le 4 août suivant par Mgr de la Rochefoucauld, archevêque de Rouen, supérieur général de l'ordre de Cluny. Bien qu'ils eussent obtenu des lettres patentes confirmatives du roi, les Bénédictins ne purent mener cette affaire à bonne fin, et, jusqu'à la Révolution, le prieuré resta, comme par le passé, un bénéfice en commende dont le roi était le patron et l'abbé de Cluny le collateur ; aussi D. de la Croix et ses successeurs ne prennent d'autre qualification que celle de prieur claustral, et Claude de Barral conserva jusqu'à 1790 le titre de prieur commendataire de Notre-Dame.

*