Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIII - Section VI
par Victor de Beauvillé
Section VI
Influence de la Société populaire
Établissement d'un hôpital militaire
Ceux que leur âge exemptait de la conscription n'étaient pas plus tranquilles ; ils avaient autant à craindre leurs concitoyens que le fer de l'ennemi, et malheur à celui qui, pour prévenir la délation, ne se faisait pas délivrer un certificat de civisme. Pour l'obtenir il fallait s'adresser à la municipalité ; la demande restait pendant trois jours affichée à la porte de la maison commune, exposée aux regards du public, qui pouvait en prendre connaissance et faire ses observations. On y joignait la quittance des contributions, avec une attestation justifiant qu'on n'avait pas été porté sur la liste des émigrés, et qu'on avait constamment résidé sur le territoire de la république ; il fallait surtout avoir grand soin de faire appuyer sa demande par la Société populaire. Les membres de cette Société, composée des personnes les plus exaltées, avaient une grande influence sur les délibérations de la municipalité, et se servaient pour la dominer de l'ascendant déplorable qu'ils exerçaient sur la populace. Personne ne se crut dispensé de la formalité du certificat civique ; le commandant de la garde nationale et les membres du directoire eux-mêmes durent s'assujettir à la règle commune. La suspicion était universelle, toute sécurité avait disparu. La justice n'était qu'une arme aux mains d'un parti, et des arrestations en masse ne tardèrent pas à être opérées.
Dans la nuit du 20 au 21 septembre 1793, les hussards casernés aux Ursulines se saisirent d'un grand nombre de personnes, sans distinction d'âge ni de sexe, et les conduisirent à la prison, qui fut bientôt encombrée. Ces malheureux y restèrent entassés pendant trois jours, pouvant à peine se retourner, tant le local était insuffisant ; ils furent ensuite transféré dans la maison de M. Vérani de Varenne, convertie temporairement en lieu de détention. Cette maison, partagée aujourd'hui en deux corps de logis, forme l'angle de la rue de la Halle-aux-Draps avec la rue de la Commanderie.
Les victoires que nos armées remportaient sur l'ennemi faisaient seules diversion aux angoisses que chacun éprouvait. Vers la fin du mois de septembre et au commencement d'octobre, il passa à Montdidier de nombreux prisonniers faits à la bataille de Menin ; soixante-trois officiers et six à sept cents Autrichiens, Anglais, Prussiens, et Hollandais, traversèrent notre ville se dirigeant vers Compiègne ; les soldats couchèrent au tribunal, sur de la paille, dans la salle des Pas-Perdus. Le voisinage du théâtre de la guerre donnait lieu à un mouvement continuel de militaires, de prisonniers et de blessés réclamant des secours que la ville était hors d'état de pouvoir leur fournir. Pour répondre à ce besoin, on organisa, à la fin de l'année 1793, un hôpital militaire dans l'ancien couvent des Ursulines. Parmentier, qui faisait partie du tribunal de santé institué à Paris, contribua beaucoup à doter son pays de cet utile établissement, dont l'installation coûta plus de 150,000 fr. ; les ouvriers de la ville y travaillèrent sans interruption pendant plusieurs mois. Cet hôpital reçut par moment jusqu'à trois cents malades ; il fut supprimé quand cessèrent les circonstances qui avaient motivé sa création. La formation de cet établissement, dont le personnel nombreux et bien rétribué faisait circuler l'argent dans la ville, trouva, pourrait-on le croire ? des opposants ; il se rencontra dès esprits chagrins, des gens assez peu éclairés sur le véritable intérêt de leur pays, pour considérer cet hôpital comme nuisible à Montdidier.
Des réquisitions en nature avaient lieu incessamment ; il ne se passait presque pas de mois qu'on n'en exigeât quelque nouvelle ; ce serait fatiguer le lecteur que de revenir constamment sur le même sujet, aussi nous n'en parlerons plus. Ces réquisitions réitérées avaient ruiné la contrée ; la disette se faisait vivement sentir, on mourait de faim et on criait à l'accaparement. Des visites domiciliaires furent ordonnées pour constater la quantité de denrées qu'il y avait dans chaque famille. Au mois d'octobre 1793, des commissaires nommés par la municipalité et par la Société populaire inspectèrent toutes les maisons et vérifièrent ce que chacun avait d'objets de première nécessité, tels que bois, sucre, savon, etc. Ce dernier article était devenu un objet de luxe ; les riches, ou ceux qui passaient pour l'être, car il n'y en avait pas à cette époque, pouvaient seul, s'en procurer une petite quantité ; on s'en offrait un morceau comme un présent recherché ; bientôt il manqua presque complétement, et dans la plupart des ménages on le remplaça par une terre grasse alcaline, chargée de potasse et d'alumine, que l'on extrayait des cendres minérales de Rollot.
La misère générale semblait accroître la rage des tyrans de bas étage qui asservissaient la France. Le vandalisme révolutionnaire promenait la hache sur tout ce qui rappelait les souvenirs du passé : les emblèmes de la religion et ceux de la royauté furent proscrits. On abattit les croix, on gratta les fleurs de lis, on dégrada les monuments publics, et, ce qu'on aura peine à admettre, on poussa la folie jusqu'à faire la guerre aux plaques de cheminée. On obligeait les propriétaires à les retourner, à cause des fleurs de lis qu'elles portent généralement, et il ne fallut rien moins qu'un décret du 15 octobre pour autoriser leur conservation. Tous ces actes de démence étaient exécutés sous la direction du comité de surveillance, qui avec la municipalité gouvernait la ville. Ce comité, dont le nom indique assez les attributions, siégeait rue du Bourget, dans la maison qui forme l'angle de cette rue avec celle de la porte d'Amiens ; cette maison est aujourd'hui réunie à l'hôtel du Grenadier de France ; un oeil gigantesque, emblème de la vigilance de ses membres, était peint au-dessus de la porte. La religion était surtout antipathique aux nouveaux iconoclastes. Les statues des saints qui décoraient les portails des églises furent brisées, les croix qui surmontaient les clochers remplacées par des flammes tricolores ; la Croix Bleue, que l'on avait transformée en méridien, et qui, grâce à ce stratagème, avait échappé dans le premier moment à la destruction générale, finit par subir le sort commun. La Société populaire n'était pas restée étrangère à ces exécutions sacriléges : c'était elle qui, le 12 novembre, avait invité la municipalité à en prendre l'initiative ; or on sait qu'une invitation de sa part équivalait à un ordre formel.
La pensée de la mort et de l'éternité offrant un sujet de méditations peu agréable pour les philosophes de ce temps, ils cherchèrent à en détourner la pensée le plus possible, Jusqu'en 1793, on avait conservé un usage qui existait de temps immémorial. Lorsqu'un individu mourait, un clocheteur parcourait la ville, agitant une sonnette et recommandant l'âme du défunt aux prières des vivants ; si le décès avait lieu la nuit, le clocheteur criait d'une voix lugubre : Réveillez-vous, gens qui dormez, et priez pour les trépassés. Cet avertissement solennel, jeté dans le silence de la nuit, produisait un effet terrible : le coupable se réveillait en sursaut, et tremblait d'effroi ; la conscience du méchant lui reprochait ses crimes et bannissait le sommeil de sa couche. Il fallait échapper à ce supplice du remords. La municipalité défendit de sonner les trépas, d'attacher des tentures de deuil à la porte des personnes décédées ; elle interdit aux clocheteurs de faire des recommandations, soit le jour, soit la nuit, à peine d'être traités comme suspects. Les cérémonies funèbres perdirent leur caractère religieux ; le corps était conduit au cimetière dans un corbillard recouvert d'un voile noir sur lequel était représenté le Sommeil ; le nouveau cimetière (celui dont on se sert aujourd'hui) fut appelé le Jardin de l'égalité. On y enterra pour la première fois au mois de septembre 1793.
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