Histoire de Montdidier

Livre I - Chapitre XIII - Section V

par Victor de Beauvillé

Section V

Célébration de la fête du 10 août

André Dumont et Joseph Lebon à Montdidier

Disette

Levée en masse

Déroute des volontaires

 

Le 10 août 1793, fut célébrée la fête civique instituée en commémoration des événements qui s'étaient passés dans cette journée sinistre. Les autorités et les troupes en garnison ou de passage dans la ville se rendirent en cortége à l'autel de la patrie, que l'on avait dressé sur un amphithéâtre élevé au milieu de la Place, vis-à-vis de l'arbre de la liberté. Arrivés à l'autel, le vice-président du district et le maire prononcèrent des discours qui étaient brûlants de patriotisme, et qui ont eu les plus grands applaudissements. Après ces harangues, les citoyens de tout âge et de tout sexe renouvelèrent le serment d'être fidèles à la nation, de maintenir la république une et indivisible, de la soutenir et de mourir même pour la défendre ; puis ils se donnèrent l'accolade fraternelle. Un enfant nouveau-né fut ensuite présenté et déposé sur l'autel de la patrie pour y recevoir le baptême civique. Pendant toute cette cérémonie, une société de musiciens, composée des citoyens de la ville, exécuta les airs chéris de la patrie, qui ont charmé tous les spectateurs.

Le 18 aoùt 1793, André Dumont et Joseph Lebon, commissaires de la Convention dans le département de la Somme, arrivèrent à Montdidier à trois heures du soir. Leur présence excita une anxiété générale. L'abominable collègue de Dumont ne pouvait inspirer que la terreur. Ils se rendirent aussitôt à l'hôtel de ville, où le conseil municipal fut convoqué ; le conseil général de la commune et le directoire s'y réunirent également. Après être restés environ une heure assemblés, les commissaires donnèrent ordre de fermer les portes de la ville, et de mettre une sentinelle à chaque brèche. Cinquante cavaliers casernés aux Ursulines montèrent à cheval ; on leur distribua trois cents cartouches sur la Place, et on les fit partir par la porte Becquerel, laissant la population livrée à une foule de conjectures sur le but de leur expédition.

Les commissaires allèrent ensuite à l'Oratoire. André Dumont prit la parole le premier, et fit connaître le but de leur mission. « Il exposa combien il importait aux habitants de surveiller les ennemis intérieurs de la république, de les dénoncer, de leur faire subir les peines portées par la loi ; il leur représenta la nécessité qu'il y avait de convertir toutes les cloches en canons, de n'en laisser qu'une seule par paroisse, enfin que le moyen de ramener l'abondance était de mettre à exécution la loi contre les accaparements. » Il fut vivement applaudi ; les assistants promirent d'exécuter sur-le-champ la loi relative aux cloches, et de les descendre eux-mêmes. Les auditeurs de ces sortes de discours étant toujours ceux qui partageaient la manière de voir de l'orateur, celui-ci était certain de ne jamais rencontrer de contradicteurs ; l'opposition d'ailleurs n'eût pas été prudente : les honnêtes gens restaient chez eux, et protestaient par leur absence. Lebon parla à son tour, et insista de nouveau sur la nécessité de terrasser les ennemis de la république, d'être unis, d'exécuter la loi avec énergie. On sait ce que ce misérable entendait par le mot énergie, c'était la guillotine en permanence. On ne peut se finie une juste idée du cynisme de ce monstre : dans un discours prononcé du haut de la chaire de Saint-Pierre, Lebon s'écria « qu'il voudrait avoir le boyau du dernier des prêtres pour en pendre le dernier des rois. »

Il était nuit quand l'assemblée se sépara. On pensait que les commissaires avaient accompli leur mission ; il n'en était rien cependant : le but véritable de leur voyage était tout différent de ce que supposait généralement le public. Quelques jours auparavant, madame Bosquillon, mère du savant médecin, avait eu l'imprudence, dans une conversation avec deux militaires logés chez elle, de leur parler d'une correspondance secrète qu'elle entre-tenait avec plusieurs de ses proches parents émigrés, et de divulguer les moyens qu'elle employait pour les instruire de ce qui se passait à Montdidier. Dénoncée pour ce fait aux membres du comité de surveillance, madame Bosquillon fut arrêtée le 14 août. Il n'en fallut pas davantage pour accuser auprès d'André Dumont la commune comme disposée à favoriser les armées ennemies et à leur envoyer une liste de proscription destinée, disait on, à être remise aux émigrés qui devaient s'emparer de la ville. — Cette liste avait été trouvée, écrivait-on à André Dumont, chez une personne suspecte. On avertit le représentant du peuple, avec un mystère et un secret vraiment alarmants, qu'une maison de cette commune avait de vastes souterrains qui communiquaient hors la ville, et qu'il s'y faisait des rassemblements.

Vers les onze heures du soir, André Dumont et Joseph Lebon, escortés d'un piquet de gardes nationaux que précédait un officier municipal revêtu de son écharpe, se transportèrent dans la rue de la Halle-aux-Draps, où demeuraient plusieurs personnes de la famille Bosquillon. Après avoir placé une sentinelle à chaque extrémité pour empêcher la circulation, ils se rendirent rue de la Commanderie, chez M. Bosquillon de Jenlis, et firent une perquisition à son domicile ; ils en sortirent à minuit, emmenant avec eux le propriétaire de la maison et l'abbé Lemaître, précepteur de ses enfants. Ce dernier fut envoyé prisonnier à Amiens, et M. de Jenlis fut retenu pendant six mois en prison à Montdidier.

J'ordonnai la visite de la maison, dit André Dumont dans son Compte rendu à ses concitoyens ; on y trouva ces souterrains, et dans la maison un ou deux prêtres ; on remarqua la porte qui donnait dans les fossés. Mon premier mouvement fut d'en faire part à la Convention, qui autorisa, par décret du 23 août, la démolition de cette maison ; mais, au moment où le décret fut rendu, j'étais revenu de la première impression, et je laissai bien soigneusement exister la maison.

De retour à Paris, André Dumont fit part, en effet, à la Convention nationale du résultat de sa mission à Montdidier ; son rapport passa sous les yeux de l'assemblée, présidée par Robespierre, et l'impression en fut ordonnée au Moniteur.

CONVENTION NATIONALE,

PRÉSIDENCE DE MAXIMILIEN ROBESPIERRE.

Séance du vendredi 23 août 1793.

« On fait lecture d'une lettre des représentants du peuple envoyés dans le département de la Somme, datée d'Amiens, le 19 août, ainsi conçue... »

Le commencement de la lettre concerne Amiens et Péronne. Arrivant à notre ville, les représentants s'expriment en ces termes :

« Avant-hier nous nous sommes transportés à Montdidier ; notre présence a consolé les patriotes des tracasseries d'un petit nombre d'aristocrates, moins dangereux par eux-mêmes que par leurs intelligences avec les émigrés et les ennemis du dehors. On instruit dans cette ville l'affaire d'une ci-devant qui préparait des listes de proscription lors de l'approche des Autrichiens. Elle fut en outre accusée devant nous d'avoir donné asile à un prêtre réfractaire qui ne sortait que la nuit. Nous fimes rechercher ce perturbateur, Mais en vain. A sa place on nous amena un autre ecclésiastique réfugié chez l'avocat Bosquillon Genlis. Nous l'interrogeâmes ; il n'a prêté aucun serment, il n'a aucun certificat de résidence, il ne se croit obligé en rien en demeurant caché comme il l'a fait depuis plus de deux ans. Nous l'avons envoyé en arrestation à Amiens, aux cris de Vive la république ! poussés par la très-grande majorité des habitants de Montdidier.

Ce ne fut pas avec moins de satisfaction que les vrais citoyens virent conduire à la maison d'arrêt le recéleur d'un pareil individu. Que n'avions-nous à notre disposition un régiment tout entier pour visiter et fouiller la maison de ce Bosquillon Genlis ! Imaginez-vous un édifice en forme de labyrinthe, dont les souterrains pourraient contenir près de dix mille hommes, et une infinité de portes et de chambres très-propres à favoriser l'évasion des coupables. Mais ce que vous ne croirez pas aisément, c'est que cette maison ouvre hors de la ville et dans les fortifications mêmes. Nous espérons que la dénonciation d'un pareil abus ne sera pas vaine, et nous attendons vos ordres. Nous partons pour Abbeville.

Le citoyen Bréard. Je demande que la Convention autorise les commissaires à prendre les mesures qu'ils jugeront convenables.

Cette proposition est adoptée. »

(Moniteur universel, t. VII, p. 1007.)
 

André Dumont fit bien de laisser soigneusement exister la maison de M. Bosquillon de Jenlis ; elle subsiste encore, et est habitée par sa famille ; les souterrains, le labyrinthe, sont toujours à la même place, et l'on peut se convaincre, en les visitant, de la mystification dont furent dupes les deux commissaires. Au surplus, André Dumont se contenta de mettre les pieds sur les premières marches de l'escalier de la cave, et ne poussa pas plus loin ses recherches ; peut-être avait-il ses raisons pour agir ainsi. Il était loin de partager l'ardeur sanguinaire de son collègue ; sous les phrases boursouflées et le rude jargon de l'époque, il cachait un cœur compatissant : beaucoup de nos compatriotes lui durent la vie, et souvent il peuplait les prisons de détenus pour les soustraire à la rage de leurs ennemis. Ce fut un grand bonheur pour le département d'avoir André Dumont à sa tête ; mais, le danger passé, on oublia promptement les services qu'on lui devait, et l'ingratitude fut le prix de sa modération.

André Dumont et Joseph Lebon retournèrent à Amiens dans l'après-midi du 19 août ; leur équipage était aussi simple que leur costume : c'était une modeste carriole derrière laquelle suivait, attaché à une corde, l'abbé Guédé, ancien principal du collége de Montdidier. Dumont portait un habit de représentant, à larges revers, pas de cravate ; un sabre de cavalerie, dit bancal, traînait à son côté et résonnait avec fracas sur le pavé. Lebon avait une veste de siamoise trouée au coude, à basques très-courtes, un pantalon de même étoffe ; comme son collègue, il se dispensait de la cravate, et s'appuyait, en guise de canne, sur un sabre-briquet, contenu dans un fourreau de cuir qu'il faisait plier en marchant. Lebon ne vint que cette fois-là à Montdidier, heureusement pour les habitants.

La cherté du blé continuait. Les approvisionnements des armées du Nord absorbaient le grain qui se trouvait dans le pays. Les administrateurs du district furent obligés de faire distribuer soixante sacs de blé à la municipalité de Montdidier pour venir en aide à la population : « Citoyens, » disait le maire dans une proclamation du 29 août 1793, « la commune de Montdidier, depuis plus de trois mois, manque de subsistance ; ce n'est qu'à « force de soins, de sollicitations, de prières, que le corps municipal est parvenu à en procurer aux habitants de cette ville. »

Le samedi précédent il n'y avait eu que huit sacs de blé exposés en vente, ce qui ne s'était peut-être jamais vu. Il y a soixante ans, l'usage de vendre sur montre ou échantillon n'existait pas, le marché était mieux garni qu'il ne l'est à présent, et il n'était pas rare de voir cinq ou six cents sacs rangés sur la Place. Amiens, dont la population s'était accrue d'une foule de gens qui étaient allés y chercher un refuge, tirait aussi beaucoup de grains de nos contrées.

La disette et la guerre désolaient le pays. Au mois d'août 1793, le district fut appelé à fournir soixante-sept hommes de cavalerie, dont neuf furent pris à Montdidier. Les besoins de l'armée devenant plus urgents ; des mesures extrêmes furent décrétées : aux levées succédèrent les réquisitions. Le 15 septembre, on requit de force pour l'armée tous les citoyens âgés de dix-huit à vingt-cinq ans ; les gens mariés se coalisèrent contre les célibataires, et, plus nombreux que ces derniers, ils s'arrangèrent de manière à les obliger de marcher à leur place, bien que la loi ne fît aucune exception. Cette première réquisition enleva soixante-quatre hommes à notre ville. Le contingent de Montdidier, réuni à celui de quelques villages des environs, forma une compagnie de cent hommes, qui partit le 17 pour aller coucher à Roye ; le conseil général de la commune l'accompagna jusqu'en dehors des murs, et le maire, fidèle à ses habitudes oratoires, lui adressa un discours tendant à échauffer le zèle des citoyens pour la défense de notre chère patrie. Le lendemain, une seconde compagnie de cent hommes quitta Montdidier et prit également la route de Roye. Le district fournit au moins deux bataillons de six cents hommes chacun. Ces nouveaux conscrits furent dirigés sur Landrecy. Après y être restés huit jours, entassés dans une église, couchés sur la paille, sans être ni armés ni équipés, ils reçurent l'ordre de se rendre à Guise. Ils n'étaient pas à moitié chemin qu'ils furent poursuivis et attaqués près d'Étreux par des cavaliers autrichiens, qui n'eurent aucune peine à disperser des gens sans armes : quatre cents des nôtres furent faits prisonniers, une partie s'échappa et regagna à grand'peine ses foyers. La désertion vint encore diminuer le petit nombre de ceux qui étaient restés sous le drapeau. Dans un bataillon on ne comptait pas moins de quatre cent soixante-six déserteurs appartenant à cinquante-six communes du district.

Laurent, représentant du peuple à l'armée du Nord, prit des mesures énergiques pour remédier à un pareil état de choses. Les ordres les plus sévères furent transmis à Montdidier. Les membres du directoire et l'agent national Yarin ordonnèrent à tous les déserteurs de retourner à leur corps dans les vingt-quatre heures. Les officiers municipaux devaient dénoncer les conscrits qui se trouvaient dans leur commune ; les parents étaient responsables de la désertion de leurs enfants ; les réfractaires, ainsi que les personnes qui leur donnaient l'hospitalité, étaient mis immédiatement en arrestation. Ces mesures obtinrent le résultat désiré, et les conscrits rejoignirent leur drapeau.

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