Histoire de Montdidier
Livre IV - Chapitre II - Section I
par Victor de Beauvillé
BALLIN (Alexandre-Nicolas-Victor) naquit à Montdidier le 6 décembre 1783 ; son père était maître en chirurgie ; sa mère se nommait Louise-FIorence Lendormy. « M. Ballin, » dit un de ses collègues, « avait été pendant quelque temps maître d'études, répétiteur et adjoint au bibliothécaire du lycée impérial, lorsqu'il entra, le 27 février 1806, en qualité d'aide à la bibliothèque impériale. Quelques années après, en 1813, il recevait le titre modeste d'employé, dont il monta successivement tous les échelons pour parvenir enfin, après vingt-sept ans de service, au rang de conservateur adjoint, le 14 novembre 1832. Élevé à l'école des Capperonnier et des Van-Praët, M. Ballin avait acquis à un haut degré, dans sa longue carrière, la science bibliographique ; mais jamais il n'eut d'autre ambition que celle d'être utile et de rendre service aux nombreux savants qui venaient le consulter. Personne aussi ne connaissait peut-être mieux que lui les livres de ce vaste établissement, le plus riche de l'Europe, dans lequel il a passé quarante-huit ans de sa vie. Aussi, nous ne craignons pas de le dire, sa mort laissera-t-elle de profonds regrets parmi les littérateurs, jeunes ou vieux, qui chaque jour avaient recours à sa science pratique.
Tous ses collègues, depuis le savant membre de l'Institut qui est placé à la tête de la Bibliothèque impériale, jusqu'au plus modeste employé, perdent en lui un bon et obligeant confrère, et les gens de lettres, les savants, déploreront longtemps la perte irréparable de l'homme modeste qui pendant près d'un demi-siècle participa, pour ainsi dire, à leurs études et à leurs travaux. (Eugène Dauriac.) »
Cet hommage rendu à la mémoire de notre concitoyen n'est point exagéré ; tous ceux qui l'ont connu peuvent déclarer que c'est l'expression de la vérité ; mais, pour obtenir cette justice tardive, il fallut que la tombe se fût refermée sur lui. Les collègues de M. Ballin se montrèrent de son vivant injustes à son égard ; la droiture de ses sentiments, la rigidité de sa conduite ne furent point appréciées comme elles devaient l'être. Par une exception qui peint mieux que tous les éloges l'indépendance de son caractère, il était le seul conservateur de la Bibliothèque qui n'eût pas la croix de la Légion d'honneur.
M. Ballin s'était identifié complétement avec la Bibliothèque, et sa mémoire était le meilleur catalogue que l'on pût consulter. Jamais, dans le département dont il était chargé, on ne répondait au travailleur désappointé : L'ouvrage est sorti, ou : Il ne se trouve pas ; réponse déplorable par laquelle on écarte si souvent les demandes. Quelquefois les lecteurs devenaient trop impatients : M. Ballin se permettait alors de les modérer, mais il le faisait doucement, et toujours avec sa bienveillance habituelle. Lorsque vous êtes au restaurant, leur disait-il en riant, pour votre argent vous êtes servi, chacun à votre tour ; ici vous ne payez rien, attendez donc un peu. Obligeant pour tous, sa complaisance était sans bornes quand il s'agissait d'un compatriote ; il parcourait la Bibliothèque avec une ardeur infatigable, et ne revenait que lorsqu'il tenait à la main le volume, sans lui objet de recherches infructueuses ; sa physionomie rayonnait, et, en le remettant, il éprouvait autant de satisfaction que celui qui le recevait. Que de fois j'ai eu recours à lui ! et toujours il m'accueillait avec le même empressement. Pendant longtemps je n'ai pu entrer dans la salle de lecture sans éprouver un serrement de cœur en voyant vide la place qu'il occupa pendant tant d'années. C'était un excellent homme, en qui l'on pouvait avoir toute confiance. Ennemi des coteries, il ne trempa jamais dans les misérables intrigues qui divisent trop fréquemment les gens de lettres ; sa fortune était modique, et cependant il en employait une partie à des œuvres de bienfaisance.
M. Ballin avait épousé la fille du général Lecourbe. Cette union fut de courte durée : il perdit sa femme après dix ans de mariage. Un nouveau malheur l'attendait : il n'avait qu'une fille, qui mourut à l'âge de douze ans. Ces pertes successives attristèrent son existence, et lui inspirèrent de l'éloignement pour le monde. Il était d'une santé robuste qui faisait présager encore de longues années, lorsqu'en 1850 il ressentit les premiers symptômes de la maladie à laquelle il devait succomber ; le mal augmenta, et, à la suite de douleurs aiguës, il expira le 20 octobre 1853.
M. Ballin fut le dernier de cette longue série de conservateurs dont notre ville peut justement s'enorgueillir ; avec lui s'est éteinte cette dynastie de gardes des imprimés et des manuscrits du cabinet du roi, qui, sortis de la même ville, perpétuaient depuis plus de cent vingt ans, à la Bibliothèque, les véritables traditions du savoir et de l'honneur.
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