Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre VIII - § I
par Victor de Beauvillé
§ I
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Promenade du Rempart. — La Bouloire des Prêtres. — Le Chemin-Vert. — Son abandon.— Amélioration possible. — Le Prieuré. — Vue magnifique dont on y jouit.
La situation de Montdidier sur le versant d'une montagne s'oppose à ce qu'il y ait de belles promenades. La plus fréquentée, dite le Rempart, consistait dans l'origine en une seule allée, plantée de chaque côté d'une rangée d'arbres, et s'étendant de la porte de Paris à la rue du Moulin-à-Vent. Cette promenade fut créée sous l'Empire, sur les anciens remparts, par les soins de M. de Fransures ; on y jouissait d'une vue fort agréable sur la campagne et le faubourg. Abaissée une première fois en 1831, elle le fut de nouveau en 1850. On se servit des terres pour combler le fossé et établir la promenade actuelle, beaucoup plus spacieuse que l'ancienne, mais qui est loin d'offrir la même perspective. On y a disposé des jeux de paume et de boule, et, grâce à sa proximité de la ville et à son exposition au midi, elle pourra bien supplanter le Chemin-Vert. Croirait-on qu'il s'est trouvé des gens assez peu intelligents pour demander l'aliénation de la partie qui longe la route de Roye. En fait de promenades, il est peu de villes plus mal partagées que la nôtre ; la génération actuelle doit en faire son deuil ; jamais elle ne se reposera à l'ombre des arbres qu'elle a vu planter.
En face du Rempart se trouve une petite colline boisée appelée les Montelettes ; en 1473, on la nommait le Mont-aux-Malades ou Donne-Pain. Ce nom lui venait de ce qu'entre elle et les fossés de la ville il y avait plusieurs maisons servant de logement à des lépreux qui allaient se récréer et prendre l'air sur cette colline située en face de leur demeure. Le lieu où étaient bâties les maisons des lépreux s'appelait le Psaltérion ; nous en parlerons plus au long au chapitre de la Maladrerie. Le petit bosquet des Montelettes a été planté en 1816 ; jusqu'alors ce lieu était resté presque inculte. Au pied des Montelettes on voit un petit groupe de maisons dépendant du faubourg de Paris et appelé le quartier Saint-Luc, du nom d'un ouvrier maçon, Luc Duvivier, qui le premier fit bâtir une maison dans cet endroit : le quartier Saint-Luc date de la Restauration : ce n'est pas le mieux habité de Montdidier.
La promenade de la Bouloire des Prêtres n'est réellement qu'un rideau planté qui règne du chemin de Piennes à l'ancienne route de Roye ; [cf. SUPPLÉMENT] elle est coupée par un viaduc construit en 1843, afin de donner passage à la route de Rouen à la Capelle. Les travaux exécutés en 1846, pour redresser la route de Montdidier à Compiègne, ont fait disparaître une partie de la promenade. Le nom de Bouloire des Prêtres ne peut venir de ce qu'on y jouait aux boules, la configuration du terrain ne permet pas d'adopter une pareille étymologie ; peut-être lui a-t-il été donné parce qu'autrefois les moines, munis d'un déjeuner, allaient se promener, se bouler ou se boulotter, comme l'on dit en picard, sur l'herbe fine de la promenade, en attendant leur dîner, ou encore parce qu'anciennement un des jours des Rogations, le clergé de l'église du Sépulcre, après être allé à la chapelle de l'hôpital, se rendait en procession à la croix Saint-Claude, élevée dans le fond de Compiègne, en passant par la vieille route de Roye et le Chemin des Prêtres, aujourd'hui la Bouloire des Prêtres.
Le Chemin-Vert, si fréquenté autrefois, est désert maintenant ; l'herbe s'en est emparée et croît dans les allées solitaires. Les Montdidériens auraient-ils renoncé à la marche, et le surnom de Promeneurs qu'on leur donnait ne serait-il plus mérité ? Il n'en est rien ; nos compatriotes, gens pour la plupart très-peu occupés, sont toujours d'intrépides marcheurs, mais les usages ont changé et les habitudes sont différentes. Nos pères se levaient de bonne heure, travaillaient le matin, dînaient à une heure, et après le repas s'acheminaient vers la promenade où tout le monde se réunissait. On faisait toilette pour s'y rendre, chacun voulait y briller, et l'amour-propre était en jeu au Chemin-Vert, comme à Paris au Cours-la-Reine. Les uns causaient, les autres jouaient ; le battoir, la longue paume, trouvaient de nombreux amateurs ; à cinq heures on se retirait pour se rendre à l'assemblée, où l'on tenait les cartes et débitait les nouvelles jusqu'à huit heures, puis on soupait joyeusement, et à neuf heures chacun se couchait, prêt à recommencer le lendemain.
Aujourd'hui les exercices corporels sont dédaignés, et c'est tout au plus si le jour de la foire on trouve à composer une partie de paume ou de tamis ; les marchands ne viennent plus éclairer la promenade des feux bariolés de leurs petites boutiques, autour desquelles se pressaient les enfants ; à peine arrive-t-on à former quelque rare contredanse d'un goût équivoque ; le billard, le cigare, l'estaminet et la politique ont tout absorbé ; on n'a plus le temps de s'amuser ; des bambins de douze ans, la canne à la main, font les hommes d'importance, et leurs parents ont la niaiserie de les admirer. Il faut se créer une position, il faut penser à l'avenir, et avec ces deux phrases qu'on a constamment à la bouche, on ne jouit de rien, on sacrifie le présent à un avenir incertain ; on se préoccupe sans cesse d'une époque que l'on n'atteindra peut-être jamais ; on veut être homme avant le temps, et quand arrive cette période de la vie, la constitution et l'intelligence sont déjà fatiguées. Autrefois on travaillait avec plus de discernement ; on faisait marcher de pair l'étude et les distractions ; les exercices du corps étaient une partie obligée de l'éducation. On ne s'en portait que mieux, et l'on faisait son chemin dans le monde tout aussi bien qu'à présent.
La promenade du Chemin-Vert, à l'est de la ville, ne formait dans le principe qu'une grande allée que le maïeur Charles Pinguet, lieutenant assesseur au bailliage, fit planter en 1724 ; il n'y avait alors aucun endroit pour les jeux et divertissements publics. En 1736, Félix Cauvel de Beauvillé, procureur du roi en l'élection et maïeur, voulant augmenter, les plaisirs des promeneurs et procurer à la jeunesse un lieu où elle pût s'ébattre plus à l'aise, échangea une pièce de terre que la ville possédait dans la banlieue contre une autre qui appartenait à une demoiselle Michau et se trouvait comprise entre le jardin de l'hôpital et la grande allée du Chemin-Vert. Il réunit ce nouveau terrain à la promenade créée par Charles Pinguet, dessina des quinconces, arrangea des jeux de paume, doubla l'étendue du Cours, et le rendit infiniment plus agréable qu'il ne l'était auparavant. Les habitants, dit Scellier en parlant de mon bisaïeul, devront être reconnaissants de ses soins et de son attention ; il seroit bien à souhaiter que tous les maires fissent faire, durant leur année de magistrature, quelque chose aussi utile pour le bien public. Le Chemin-Vert devint dès lors un lieu de réunion fort à la mode. Sous la République, on y célébra la fête de l'Être suprême : la montagne où était dressé l'autel s'élevait dans la contre-allée du jeu de paume du côté des champs ; elle fut le théâtre de plusieurs cérémonies politiques et religieuses. Mais les fêtes obligatoires de la Révolution n'offraient pas assez d'attrait pour captiver la foule. Délaissée à cette triste époque, la promenade recouvra sous l'Empire une partie de son éclat. Pendant la Restauration, le beau monde s'y portait encore. Le premier dimanche de mai, les chevaliers de l'Arc y tiraient le geai ; on jouait à la longue paume, et maint amateur avait une réputation qui s'étendait au loin ; des joueurs des villes environnantes, quelquefois même de Paris, venaient lutter d'adresse avec ceux de Montdidier ; la galerie était nombreuse et suivait avec intérêt les chances du jeu, applaudissant aux coups hardis des uns, à la souplesse et à la vigueur des autres. Presque tous les dimanches on y dansait et on s'amusait à tirer à la loterie ; depuis une vingtaine d'années, ces plaisirs ont cessé. Chaque jour la promenade devenait plus déserte ; quelques rares promeneurs la traversaient sans s'y arrêter ; ses vieilles allées, auxquelles se rattachaient tant de souvenirs, commençaient à se dégarnir ; les ormes qui les abritaient mouraient peu à peu, et leurs cimes dépouillées n'ombrageaient plus ni les jeux ni les danses : on prit la résolution de les abattre et d'augmenter du produit de leur vente les revenus de la caisse municipale. En 1839, ces arbres séculaires qui avaient vu plusieurs générations se divertir à leurs pieds tombèrent sous la hache, et, l'année suivante, on les remplaça par une plantation de tilleuls et de hêtres qui poussent parfaitement et formeront plus tard de belles avenues. En défonçant le terrain, les ouvriers découvrirent plusieurs pièces de monnaie du temps de Philippe-Auguste ; elles ont été recueillies avec soin par M. Antoine Gamot, de Montdidier, amateur de numismatique.
Naguère le Chemin-Vert venait jusqu'à la rue de la Raquette. Son entrée était bordée d'une rangée d'arbres, et une barrière interdisait la circulation aux voitures ; de chaque côté se trouvaient des jardins ayant une petite porte sur la promenade. Afin de donner plus de valeur à leurs terrains, les propriétaires prétendirent à une sortie en voiture sur l'entrée du Chemin-Vert. Par condescendance pour quelques personnes qui ne lui en surent jamais gré, le maire eut la faiblesse de céder. Depuis cette époque, le Chemin-Vert est devenu inabordable pendant une partie de l'année : une couche de boue liquide en défend l'approche à nos élégantes. En 1839, quelques esprits positifs, comme notre siècle en compte tant, avaient proposé de vendre cette promenade et d'y mettre la charrue ; cette idée, fort heureusement, a été repoussée. Le Chemin-Vert n'est pas très-gai, nous en convenons volontiers : l'horizon y est extrêmement borné, de deux côtés on est enfermé entre les murailles de l'hôpital et celles de jardins particuliers, mais enfin il vaut encore mieux le garder tel qu'il est que de ne pas l'avoir.
Nous venons de dire comment la promenade avait été privée récemment de son entrée ; elle manque également d'issue. Le promeneur qui est parvenu, non sans peine, à découvrir le passage fangeux qui y conduit, ne sait comment sortir de cette impasse. Il serait à désirer que l'on prolongeât la promenade jusqu'à l'ancien chemin de Roye, afin de la mettre en communication avec la Bouloire des Prêtres. Ce projet pourrait se réaliser facilement : je possède une pièce de terre qui tient d'un bout au chemin de Roye, et de l'autre à l'extrémité du. Chemin-Vert, dont elle n'est séparée que par une langue de terre fort étroite ; si la ville pouvait s'entendre avec le propriétaire du terrain intermédiaire, j'abandonnerais gratuitement celui qui m'appartient, pour continuer la promenade. Je suis aussi bon Montdidérien que l'était mon bisaïeul, et aussi disposé que lui à concourir de tous mes efforts à l'embellissement de la ville où je suis né.
Le Prieuré serait sans contredit la promenade la plus agréable, si elle était plus étendue, moins exposée au vent, et si pendant une partie de la journée elle ne servait de lieu de récréation aux élèves du collége, dont les jeux bruyants éloignent les promeneurs ; elle est située au nord-ouest de la ville, sur l'emplacement de la citadelle projetée par François de la Châtaigneraye, gouverneur de Montdidier. Cette promenade date de 1678. François de Bertin, lieutenant général au bailliage et maïeur, fit planter cette année l'esplanade du prieuré de trois rangées d'ormes, dont la cime, en se réunissant, forma dans la suite un berceau impénétrable aux rayons du soleil. Le désastreux ouragan du 13 juillet 1788 endommagea fortement la plantation ; des arbres que deux hommes pouvaient à peine embrasser furent renversés ; d'autres entièrement brisés. Il fallut pourvoir à leur remplacement. Les tilleuls actuels furent plantés à la suite du rigoureux hiver de 1789 ; les travaux de terrassement occupèrent les pauvres pendant la mauvaise saison ; on changea la disposition de la promenade, et on augmenta le nombre des allées, qui fut porté à cinq ; la seconde du côté du faubourg est beaucoup plus large que les autres, et en même temps la plus fréquentée. Du Prieuré, un sentier rapide, bordé de sapins et appelé la Brèche, conduit dans le faubourg Saint-Martin.
Il y a quelques années, pour élargir ce sentier on entailla tellement le talus de la promenade que la terre, en s'éboulant, laissa à découvert la racine des arbres, et bientôt une allée fut entièrement perdue ; en 1853, les tilleuls mourants firent place à des hêtres. L'administration municipale devrait surveiller plus attentivement les travaux qu'elle ordonne : pour un petit sentier, accessible seulement aux piétons, il est regrettable qu'on ait dégradé une promenade qui ne saurait être rétablie sans de grandes dépenses. Du côté du tribunal, il reste encore une portion du mur d'appui que le maïeur Louis Sagnier fit construire en 1688 ; elle menace ruine et ne tardera pas à tomber dans le fossé. La partie du rocher du Prieuré qui regarde le nord a reçu du peuple un nom singulier ; on l'appelle le Cul-de-l'Abie : c'est une corruption de mot pour désigner la partie du fossé qui se trouvait derrière l'abbaye.
Le principal agrément de la promenade consiste dans la vue magnifique dont on y jouit. Lorsqu'on a dépassé la voûte du tribunal, un panorama immense se déploie aux yeux du spectateur. On aperçoit la plaine et les villages du Mesnil-Saint-Georges et de Pérennes, le mont Soufflard, dont la croupe légèrement arrondie était couverte de bois superbes ; à droite dans le lointain, Grivesnes et la coupole massive de sa lourde église ; Villers-Tournelle et son château qu'éclairent les rayons du soleil levant ; Cantigny avec son parc d'arbres verts, le premier de nos environs qui fut dessiné à l'anglaise, les bois de la Folie et de Framicourt ; Courtemanche et sa pauvre église, si pittoresquement isolée sur un tertre entouré d'arbres ; plus près, la ferme du Forestel, antique manoir du rebelle huguenot Nicolas de Bellegambe ; à gauche de la ville, on voit le moulin du Fer-à-Cheval, Royaucourt, Dompierre ; dans l'éloignement, Tricot, la montagne de Coivrel et les hauteurs boisées de Maignelay.
Regarde-t-on le paysage qui se déroule sous les pieds, la vue change à chaque instant, et offre encore plus d'intérêt. La ville présente, dans un léger enfoncement, une suite non interrompue de maisons qui se pressent et se heurtent en tout sens. Le faubourg Becquerel, égayé par le mouvement de la population, laisse voir ses deux rangs de maisons qui semblent fuir la cité ; l'œil plonge au-dessus des cours, et surprend parfois jusque dans l'intérieur des habitations des scènes assez piquantes. La rue des Tanneries longe le bas de la ville, et établit une communication directe entre le faubourg Saint-Martin et le faubourg Paris ; le faubourg Saint-Martin contourne le Prieuré ; il s'allonge, se replie sur lui-même, décrivant une courbe gracieuse, semblable à la queue d'un serpent dont le faubourg Becquerel formerait la tête ; l'église Saint-Martin, placée sur une petite éminence, paraît avoir été reléguée en dehors des maisons, exprès pour arrêter les regards.
La vallée est coupée par le faubourg Saint-Médard, dont les maisons disparaissent en partie dans les arbres ; la rivière se montre çà et là, bien petite, bien humble ; elle ne se fait voir qu'un instant, et se cache aussitôt derrière les plantations qui bordent son cours ; elle semble craindre de se montrer et ne vouloir qu'indiquer son passage : le bruit régulier des moulins à eau, la vue des nombreux habitants épars dans la plaine ou disséminés dans les jardins, animent le paysage, et ajoutent un nouvel attrait au spectacle enchanteur qu'on a sous les yeux.
Que de fois, en examinant ces modestes demeures du faubourg, en regardant l'église Saint-Martin, la place où fut celle de Saint-Médard, en contemplant ces jardins qui divisent la vallée comme un échiquier, et l'ouvrier matinal retournant la terre sans s'inquiéter de ce qu'elle fut autrefois, je me suis surpris reporté à une autre époque : une ville tout entière surgissait de la vallée, avec ses rues, ses places, ses édifices ; j'entendais le bruit des hommes et des chevaux ; partout la vie, le mouvement ; devant moi se développait la vieille cité de nos comtes, celle de Philippe-Auguste et de Charles V : rêveries délicieuses dont l'esprit savoure pleinement le charme, mais que la plume est impuissante à faire partager.
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