Histoire de Montdidier

Livre II - Chapitre V - § II - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Établissement de l'école des Frères

Ses développements

Sa fermeture

Les Frères sont rappelés

Leurs progrès

 

L'école des frères de la Doctrine chrétienne est un établissement d'assez belle apparence, qui contribue autant à l'embellissement de la ville qu'au développement intellectuel d'une partie nombreuse de la population. C'est à la fin du dix-huitième siècle que ces Frères s'établirent à Montdidier ; jusque-là l'instruction de la classe inférieure était fort négligée : chaque paroisse était obligée de faire instruire à ses frais les enfants pauvres ; mais l'état de gêne des fabriques s'opposait à ce qu'elles entretinssent des écoles gratuites.

L'école de charité de la paroisse Saint-Pierre se tenait dans le petit bâtiment accolé contre l'église et où demeure à présent le bedeau : vers 1770, le curé ayant manifesté le désir que le maître fit la classe chez lui, l'école fut abandonnée, et les élèves se rendirent au domicile de l'instituteur ; leur nombre se réduisait à six. Le maître était aussi pauvre que ses disciples. En 1773, son traitement ne s'élevait qu'à 80 liv., dont 44 liv. léguées, en 1734, par une demoiselle Orry, à l'église Saint-Pierre, en vue de contribuer à l'établissement d'un maître pour les pauvres garçons de la paroisse, et 36 liv. accordées par la fabrique pour supplément d'honoraires. Le curé nommait le maître d'école ; chaque jour celui-ci devait conduire ses écoliers à la messe, et réciter le De profundis sur la tombe de mademoiselle Orry, qui était enterrée près du dernier pilier à droite ; tous les soirs, à quatre heures, il retournait avec eux à l'église, et assistait au Salut, où l'on chantait les litanies de la Vierge, le Sub tuum et l'oraison du temps, suivie du De profundis. C'était trop demander à de jeunes enfants, et bien des prières pour 44 livres. Avec ses 80 liv. d'appointements, le maître d'école n'avait que juste ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim : la profession d'instituteur n'a jamais été lucrative ; anciennement elle l'était moins encore que de nos jours, et ceux qui l'exerçaient n'avaient guère que l'hôpital en perspective.

L'état de délaissement intellectuel dans lequel se trouvait la classe indigente attira l'attention de plusieurs personnes notables ; les heureux résultats obtenus par les sœurs de Charité, à qui on avait remis l'éducation des jeunes filles, inspira l'idée d'un établissement analogue pour les garçons. Mgr de Machault, évêque d'Amiens, conçut la pensée de confier cette mission aux continuateurs du vertueux de la Salle. Ce digne prélat ne se borna point à des paroles encourageantes ou à de stériles conseils, comme font tant de gens : il participa efficacement à la création de la nouvelle maison par un don de 15,000 liv., justifiant ainsi ces paroles de Mgr de la Motte, dont il était le coadjuteur, qu'il laissait en lui à son diocèse, sinon un saint Jean Chrysostome, du moins un saint Jean l'aumônier.

La générosité de Mgr de Machault eut des imitateurs. Le 21 mars 1781, le bureau de charité acheta, moyennant 5,500 liv. provenant de libéralités particulières, une maison située rue de la Borne-du-Lion, appartenant à M. Cousin, caissier des États de Bourgogne et receveur des impositions à Dijon, ancien procureur du roi au grenier à sel de Montdidier ; celui-ci, voulant contribuer à la bonne œuvre projetée, abandonna sa maison pour 1,500 liv. au-dessous de l'estimation. Les dons augmentèrent. En 1783, le bureau était en jouissance de 1,207 liv. de rente, somme suffisante à l'entretien de trois Frères ; il possédait en outre 3,600 liv. pour frais d'installation. On s'adressa alors au supérieur général de la congrégation de la Doctrine chrétienne, qui, par un traité passé avec le bureau de charité, le 6 avril 1784, s'engagea à envoyer trois Frères, dont deux tiendraient la classe, et le troisième ferait le service de la maison : une pension annuelle de 400 liv. était allouée à chacun d'eux. Les Frères ne pouvaient être forcés de recevoir dans la classe d'écriture plus de soixante enfants de l'âge de sept ans au moins, et plus de quatre-vingts dans celle de lecture ; ils devaient enseigner gratuitement, suivant la méthode usitée parmi eux, et vivre conformément à leurs règles et constitutions. Ce traité, dont nous ne rapportons que les dispositions principales, fut approuvé le 9 octobre 1784, par Mgr de Machault, et confirmé par les lettres patentes du roi du mois de janvier 1785, enregistrées au parlement le 11 juillet 1786.

Avant de procéder à l'enregistrement, le parlement ordonna une enquête sur l'utilité qui pouvait résulter pour la ville de l'établissement de cette école ; les témoins entendus déclarèrent « que l'établissement d'une école gratuite pour les pauvres garçons ne saurait être qu'avantageuse ; qu'il y a tout à espérer de l'instruction que tant de malheureux qui ne pourraient se la procurer y recevront ;... que cette école sera d'une bien grande utilité surtout pour les mœurs bien rares parmi le peuple ;... que les différents projets formés par le bureau de charité ne présentent de toutes parts que bien et qu'avantage : d'abord, l'établissement d'une école gratuite pour l'instruction des pauvres garçons de la ville et des faubourgs est une bonne œuvre depuis longtemps désirée, et dont l'accomplissement ne peut manquer d'être de la plus grande utilité ; en formant par l'éducation le peuple à la religion, aux mœurs et à la vertu, on peut se promettre d'en faire de meilleurs sujets pour l'État et des citoyens plus utiles à la patrie. »

Après ces formalités et d'autres que nous passons sous silence, les Frères purent s'établir à Montdidier ; mais il avait fallu près de six ans pour mener cette affaire à bonne fin. Les fonds recueillis pour l'école des garçons s'élevèrent à 36,534 livres. L'ouverture des classes eut lieu le 2 octobre 1786 : ce jour-là on chanta à Saint-Pierre une messe solennelle à laquelle assistèrent les enfants des écoles des Frères et des Sœurs, au nombre de plus de cent cinquante. Le succès répondit à l'attente générale , et l'école fut bientôt fréquentée par une foule d'enfants ; mais à peine venait-elle d'être ouverte que la Révolution éclata. Les Frères, qui devaient, grâce aux services qu'ils rendaient au peuple, échapper à la haine des partis, furent enveloppés dans la proscription qui atteignit les corporations religieuses ; ils furent insultés et obligés de fuir (septembre 1791) une ville où quelques années auparavant leur présence était universellement désirée.

Après leur départ, les écoles ne furent pas fermées ; deux officiers municipaux remplirent les fonctions de maîtres, jusqu'à l'installation de trois instituteurs, dont deux avaient fait partie précédemment des frères de la Doctrine chrétienne : ces instituteurs jouirent des émoluments accordés à leurs prédécesseurs ; mais cet arrangement ne put subsister, et il leur fallut quitter la maison, où ils voulaient se maintenir gratuitement comme instituteurs primaires. Toute instruction pour les pauvres fut suspendue pendant quelque temps. Après la Révolution, l'un des anciens Frères, M. Rollin (en religion, frère Anthère), loua au bureau de charité la maison d'école et ouvrit un pensionnat ; mais l'établissement avait changé de destination ; au lieu d'être consacré uniquement aux enfants pauvres, il était fréquenté par des jeunes gens dont les parents avaient le moyen de payer.

Le désir de voir les frères de la Doctrine chrétienne reprendre les fonctions qu'ils exerçaient avant 1791, avait été manifesté bien des fois ; malheureusement les ressources manquaient. De l'ancienne dotation des Frères il ne restait, en 1817, que 676 fr. de rente et la maison ; de plus, au lieu de 1,200 fr., somme suffisante en 1786 pour subvenir à l'entretien des trois Frères, il fallait 1,800 francs. La générosité privée vint, cette fois encore, au secours du bureau de charité ; et, après d'assez longues négociations, le 1er octobre 1818, les Frères furent réinstallés dans leur maison. M. Lefèvre, curé de Saint-Pierre, décédé le 20 octobre 1816, contribua beaucoup au rétablissement des écoles ; par testament, il laissa une somme de 7,000 fr., affectée à cet usage. Mgr de Machault, l'un des fondateurs de l'école, voulut aussi, du sein de sa retraite, lui donner un nouveau témoignage de sympathie, et mit une somme de 2,000 fr. à la disposition du bureau de charité. Pourrions-nous, sans ingratitude, oublier le nom de mademoiselle de la Morlière de Crémery, qui, le 4 juin 1816, donna 45 hectares de terre à Saisseval, affermés actuellement 1,953 francs ? C'est à la bienfaisance de cette demoiselle que l'on doit en partie la dotation de l'école des Frères ; elle ne reculait devant aucune privation pour soulager l'indigence, et sa vie entière ne fut qu'une suite de bonnes œuvres.

L'école des Frères était située dans la rue de la Borne-du-Lion, à droite, au milieu, en allant de la Place à la rue du Marché-aux-Herbes ; elle fut vendue au mois d'octobre 1848, moyennant 10,000 fr., et démolie l'année suivante ; son emplacement est converti en jardin. Le mauvais état de cette maison, les réparations coûteuses qu'auraient nécessitées l'agrandissement des classes, firent prendre la résolution de la vendre et d'en construire une autre plus en rapport avec les besoins de la population. Au mois d'août 1847, on ouvrit une souscription destinée à recueillir une partie des fonds. Combien de gens auraient dû y prendre part, qui se sont abstenus ! On parle d'éclairer le peuple, de le moraliser, et ceux qui devraient lui faciliter les moyens d'apprendre à réformer ses mœurs, à régler sa conduite, sont les premiers à lui refuser les moyens d'y parvenir. On prêche la classe indigente le respect des lois, l'obéissance à l'autorité ; on l'engage à supporter avec patience les épreuves pénibles auxquelles la Providence l'a condamnée ; on n'est point avare de belles paroles, de consolations doucereuses, de flatteries, si le besoin l'exige ; mais prouver par des actes l'intérêt qu'on affiche , c'est ce que l'on se garde de faire. Où étaient ces hommes, bassement populaires, que l'on voyait arpenter la Place, allant de porte en porte semer la discorde, distillant le fiel de l'envie et le poison de la calomnie ? Qu'ont-ils fait pour le peuple, dont ils se disaient les protecteurs, qu'ils agitaient dans leur seul intérêt, qu'ils trompaient et rendaient l'instrument aveugle de leurs passions ? Une occasion se présente de faire le bien ; une entreprise éminemment utile, vraiment patriotique, est proposée ; il ne faut pour la faire réussir qu'un sacrifice d'argent, l'encouragement d'une offrande : à l'instant, ces faux amis du peuple s'éclipsent, tous se cachent, tous ont disparu. La jalousie, l'esprit de coterie, les rancunes personnelles se coalisèrent pour étouffer, dès sa naissance, une œuvre si avantageuse au pays ; aux prises avec ces ennemis redoutables, elle faillit succomber, tant ont de force pour le mal les passions qui fermentent dans le cœur de certains hommes. Que la vue de l'école des Frères et le bien qu'elle réalise dissipent ces souvenirs pénibles, et consolent ceux qui l'ont élevée de la rage impuissante de ses détracteurs !

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