Histoire de Montdidier

Livre II - Chapitre III - § III - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Manuscrits de Scellier

 

Il n'y a point d'archives à l'hôtel de ville ; les vandales de la Révolution, en les jetant au feu, se sont chargés de nous éviter la peine de les compulser. Le 15 décembre 1793, deux tombereaux remplis de papiers appartenant aux établissements publics servirent à allumer un feu de joie sur la Place. Le registre le plus ancien qu'il y ait à la mairie ne remonte qu'à 1763 ; il est difficile de trouver une ville plus pauvre et qui puisse moins faire preuve de noblesse. Ce vide déplorable a été un peu comblé par le don des manuscrits de Scellier, fait à la ville en 1835, par les descendants de l'auteur. Ces recueils, que chacun a la faculté de consulter librement, forment aujourd'hui la source unique à laquelle le public peut recourir pour avoir des renseignements sur l'histoire locale. Quelques mots sur le laborieux citoyen à qui nous devons ces nombreux manuscrits ne seront point déplacés ici ; il est de toute justice de faire connaître l'homme dont la plume patiente nous a conservé les traditions du passé.

Gabriel-Antoine Scellier naquit à Montdidier le 30 septembre 1688 ; il suivit la profession de son père, qui était marchand de draps. Notre chroniqueur avait trop de bon sens pour rougir d'être né derrière un comptoir : c'était un commerçant de la vieille roche, plein d'honneur et d'estime pour son état ; aussi avec quel feu prend-il la défense des négociants ! avec quelle indignation il s'élève contre les prétentions des huissiers qui voulaient, lors de la nomination du maïeur et des échevins, voter avant les marchands et avoir le pas sur eux ! La colère le rend éloquent, et lui inspire des accents dignes de Juvénal :

« II est bon aussi, auparavant de parler sur d'autres matières, » s'écrie-t-il, « de dire un mot sur la préférence et la préséance que prétendent les sergents et les huissiers au-dessus des marchands, pour présenter leur procuration à la nomination des mayeur et eschevins. Il est étonnant que cela fasse la moindre difficulté ; cependant on se trouve tous les ans dans le même embarras. Les sergents et les huissiers ayant toujours un ton de voix plus haut et un air plus effronté que les marchands, leur procuration est souvent prise la première des deux, et par là ils se trouvent autorisés à vouloir l'emporter et à croire avoir droit. Ces messieurs devraient bien mieux se connoître et faire réflexion qu'il y a une différence totale entre faire trafic de toutes sortes de marchandises, avoir commerce avec toutes les parties de l'Europe et dans les pays au delà des mers, avoir la confiance publique, se voir en relation continuelle avec les plus honnêtes gens, et aller prendre et mener les personnes en prison, conduire des criminels à la potence, saisir les meubles des pauvres gens et les emporter, faire la crainte de tout un canton, servir de menace aux créanciers quand ils sont de mauvaise humeur envers leurs débiteurs, enfin ne paraître être formé que pour faire le mal. Quelle différence de parallèles !

Les huissiers et les sergents à qui anciennement les magistrats ont donné leurs vieilles robes, afin qu'ils ne paroissent pas si déguenillés ni si difformes quand ils les conduisent et qu'ils disent : Gare ! devant eux, peuvent-ils se mettre de pair, encore moins au-dessus des marchands ? On a établi, pour l'ordre et le bien du royaume, des conseils souverains où président souvent les rois et les princes, et toujours les premiers de la cour, sçavoir pour la guerre, les finances, la marine et pour le négoce. En fait-on pour la manœuvre des sergents ? On choisit tous les jours, pour remplir les charges municipales et celles des conseils dans les villes, des marchands, comme dans Lyon, Toulouse, Paris et mille autres, et ils acquièrent dans les premières des deux le titre de noblesse. Est-il jamais tombé dans la pensée aux huissiers ou sergents de vouloir être admis ces honneurs ?

Les sergents ont-ils jamais composé des républiques comme la Hollande et les villes anséatiques de l'empire, dont le négoce seul fait la force et le soutien, et dont tous les habitants sont marchands ? Ont-ils recherché pour alliance des têtes couronnées ? Ont-ils soutenu des guerres contre les puissances ? Enfin ont-ils été nommés plénipotentiaires de l'État pour disposer à la paix nos voisins comme Mr Menagers, marchand de Rouen, a fait auprès de la reine Anne d'Angleterre en 1712 ; ce qui lui a mérité de Louis XIV l'anoblissement pour récompense, et d'être continué dans le même honneur de plénipotentiaire à la paix d'Utrecht. Mr le Gendre, de Rouen, fut aussi anobli par le même roi, pour les services qu'il rendoit au royaume par son grand commerce avec les étrangers. Un huissier ou sergent a-t-il eu la même récompense pour avoir donné à propos un exploit, je ne dis pas pour avoir soufflé un exploit, car je ne les en crois pas capables, quoi qu'on leur impute. Charles IX, roi de France, ayant établi la justice consulaire par l'estime particulière qu'il faisoit du négoce, a voulu se faire inscrire dans la confrérie des marchands de Paris. Aura-t-il oublié de se faire mettre dans celle des huissiers ? Enfin les sergents, dont le mot vient de serviens, qui signifie servir, parce qu'ils sont les serviteurs de la justice, et les huissiers, dont le mot vient de huis, qui veut dire, appeler, crier, parce qu'ils appellent les causes et font taire en répétant : Parlez bas, peuvent-ils prétendre le pas avant les marchands ? Après tant d'exemples et de raisons rapportées, je leur conseille de se taire sur leurs prétentions.

Une contestation arrivée à Amiens, en 1728, entre un marchand et un procureur, au sujet du pas dans la charge de marguillier, et décidée par arrêt contradictoire en faveur des marchands, doit faire taire à jamais ces membres inférieurs de la justice sur leurs fausses prétentions ; ils ne penseront pas avoir plus de droit que le procureur ! »

Scellier rapporte ensuite avec complaisance tous les arrêts favorables aux négociants. Un grain de vanité vint cependant traverser la tête de notre chroniqueur : lui, si fier de sa qualité de marchand, il achète, sur la fin de ses jours, une charge, et se qualifie avec satisfaction d'ancien officier du duc d'Orléans et de conseiller contrôleur au grenier à sel : il se fit recevoir dans cette charge le 15 mai 1752, mais, suivant le langage du temps, il n'a pas tenu la partie. Gabriel-Antoine Scellier mourut le 23 février 1771, à l'âge de quatre-vingt-trois ans. Sa femme se nommait Marianne-Victoire Motel ; il avait eu cinq enfants de son mariage, deux garçons et trois filles.

Scellier n'avait pas reçu une grande instruction, mais il y suppléait par de l'esprit naturel ; il aimait à lire, et avait profité de ses lectures. Les pièces originales existantes dans les archives de la mairie ou des communautés étaient pour lui lettres closes : il n'en cite aucune de son chef ; tous les documents sur les établissements publics, les fondations religieuses, le droit, la coutume, etc., sont copiés textuellement dans les manuscrits de François de la Morlière ; Scellier n'ajoute aucun commentaire, aucune dissertation qui lui soient propres. Notre compatriote écrivait volume sur volume, comme c'était assez l'usage autrefois. Au reste, il ne s'était pas pressé de prendre la plume, et il était déjà arrivé à cinquante-deux ans, quand il eut l'heureuse idée de commencer ses mémoires ; il y employa les trente dernières années de sa vie. Son caractère s'y peint fidèlement. C'était un homme droit et sensé, d'un caractère enjoué, plein de probité et de religion, assez enclin à la satire, critiquant sans ménagement les défauts de ses compatriotes, mais désirant sincèrement leur bien ; raisonnant juste sur ce qui pouvait être utile ou nuisible aux intérêts de la ville, à laquelle il portait un vif attachement : un bon et vrai Montdidérien, dans toute la force du terme. A diverses reprises il fut appelé à exercer les fonctions d'échevin. Scellier habitait sur la Place, la seconde maison à gauche en montant après l'hôtel de ville ; un limonadier y demeure aujourd'hui : elle était décorée de têtes en relief représentant Charles-Quint, François Ier et Éléonore d'Autriche. Le ciseau du maçon les fit sauter en 1793.

Le recueil de Scellier n'est qu'une compilation, comme il l'avoue lui-même, des Mémoires de François de la Morlière et de l'Empereur ; mais sur les églises et les édifices publics il donne plus de renseignements que ses prédécesseurs. Scellier n'était pas un érudit comme de la Morlière, il s'en faut de beaucoup ; il entre néanmoins dans des détails que son devancier, plus rempli de savoir, considérait à tort comme indignes de son attention : il regarde, écoute et rapporte ce qu'il a vu et entendu. Scellier avait sur les chroniqueurs qui l'ont précédé le mérite de dessiner passablement ; les vues qu'il nous a laissées ont, malgré leur manque de perspective, une valeur réelle, depuis que les monuments qu'elles représentent ont disparu ; il est fâcheux qu'il n'en ait pas reproduit un plus grand nombre. C'est d'après Scellier que le père Daire a fait graver la vue de Montdidier, qui est en tête de son Histoire. Nous lui avons emprunté la vue de l'ancien hôtel de ville et celle de l'église Saint-Pierre en 1740. Scellier affectionnait particulièrement le blason ; il était passionné pour enluminer des armoiries ; ses livres en sont pleins ; pas un coin de verrière ou de tableau dont il ne copie l'écusson : c'était son bonheur ; cependant il y réussissait médiocrement. Il ne s'occupe pas d'une paroisse, d'un hameau, sans donner aussitôt les armes des seigneurs qui l'ont possédé ; aussi, au point de vue héraldique et généalogique, son ouvrage offre-t-il un véritable intérêt. L'étude du blason n'est pas indifférente pour l'intelligence de l'histoire : bien souvent les armoiries apposées sur un monument ont servi à faire connaître l'époque de son existence et le nom du fondateur.

Les Mémoires de Scellier forment douze gros volumes in-quarto d'une écriture très-lâche. Les trois premiers ont rapport exclusivement à la ville ; le quatrième concerne les paroisses dépendantes de l'élection ; le cinquième, sous le nom d'Annales, est un résumé succinct, par ordre de date, des faits qui se sont passés à Montdidier depuis l'origine de cette ville et des principaux événements contemporains arrivés en Europe : la fin de ce volume n'est pas de Scellier, mais de son fils ; le sixième et le septième volume des Annales sont également de ce dernier ; ils renferment le récit de ce qui a eu lieu à Montdidier depuis 1789 jusqu'au 11 août 1794. La majeure partie des faits contenus dans ces deux volumes est étrangère à notre pays.

Le quatrième volume de ces Mémoires est, ainsi que nous venons de le dire, consacré à l'historique des paroisses composant l'élection de Montdidier. L'auteur, mécontent de cette partie de son ouvrage, la recommença, et fit sur le même sujet quatre volumes qu'il intitula Élection. Les deux premiers traitent exclusivement des paroisses de l'élection de Montdidier : notre compatriote entre dans des détails plus circonstanciés que dans son premier travail, les notices généalogiques sont plus développées ; de nombreux blasons y figurent à chaque page ; ces volumes sont intéressants à consulter, et seraient utiles pour dresser la statistique de l'arrondissement. Toutefois nous devons avertir les personnes qui seraient tentées d'en faire usage qu'elles ne doivent pas leur accorder une confiance trop absolue. Quand, il y a cent ans, notre compatriote écrivait, tranquillement assis dans son arrière-boutique, il ne soupçonnait pas que ses Mémoires acquerraient un jour tant de valeur ; aussi, dans l'ignorance de l'avenir, laisse-t-il courir sa plume à l'aventure, et ne vérifie-t-il pas l'exactitude des faits qu'il avance : c'est un guide à suivre avec circonspection. Avant que Scellier eût écrit sur l'élection, le même sujet avait été traité par le Caron de l'Éperon, président en l'élection de Montdidier, dont les manuscrits, déposés à la Bibliothèque nationale, font partie du fonds de D. Grenier. Le troisième volume de cette série, intitulé Élection, porte mal à propos ce titre, puisqu'il ne contient que des généalogies et le pouillé du diocèse d'Amiens, copié sur celui que l'abbé Caumartin, prêtre du diocèse, avait
composé dans le siècle dernier. Le quatrième volume, Élection, renferme le pouillé de Noyon et des mélanges. Le douzième et dernier volume de la collection a pour titre : Variation des espèces. C'est un recueil de pièces imprimées et manuscrites sur le change et les monnaies ; il est sans intérêt pour l'histoire de Montdidier.

Claude-Antoine Scellier, troisième enfant de notre chroniqueur, hérita du goût de son père pour l'étude, et continua les Mémoires que ce dernier avait commencés. Comme lui il exerça la profession de changeur et de marchand de draps ; en 1788, il fournit à l'assemblée départementale des Mémoires instructifs sur la cause de la décadence du commerce et sur les moyens d'y remédier. Élu président du tribunal de commerce lors de sa création en 1791, il a laissé quelques renseignements curieux sur ce qui s'est passé dans les premières années de la Révolution. Les tomes VI et VII des Annales sont entièrement de sa main. Les Mémoires de Scellier fils s'arrêtent, comme nous l'avons dit, au mois d'août 1794. A une époque où toutes les armoiries étaient proscrites, ces précieux recueils couraient grand risque d'être jetés au feu ; Claude Scellier, qui tenait à préserver de la destruction un ouvrage auquel son père avait travaillé pendant plus de trente ans, eut la pensée d'en faire hommage à la municipalité, ces manuscrits pouvant estre un jour très-utiles pour certaines recherches et faits très-importants. Mais il ne donna point suite à cette idée, et les Mémoires furent conservés dans sa famille. Un grand nombre de blasons ont été coupés. Est-ce pendant ou depuis la Révolution ? Nous l'ignorons. Si c'était dans la crainte de poursuites, il nous semble qu'il aurait fallu les supprimer tous, et ne point en laisser subsister une si grande quantité. Félicitons-nous de ce que ces stupides mutilations n'aient pas été poussées plus loin. Claude-Antoine Scellier mourut le 14 septembre 1798, âgé de soixante-quinze ans et six mois.

La mairie possède un volume in-folio renfermant un extrait du Livre-Rouge, écrit vers 1675 environ, par François de la Morlière, conseiller au bailliage, et plusieurs fois maïeur dans le dix-septième siècle. Sur la garde on lit : Cet inventaire analytique des titres de la mairie appartient à l'hôtel de ville de Montdidier et fait partie de nouveau de ses archives depuis 1842, époque où il a été restitué.

Chandon.

Montdidier, le 6 janvier 1846.

C'est une erreur. A aucune époque ce volume n'avait appartenu à l'hôtel de ville. Il était en la possession de M. Cousin de Beaumesnil, président au tribunal de cette ville, parent du côté maternel de François de la Morlière. Après le décès de M. Cousin, M. Bullot, son exécuteur testamentaire, du consentement des héritiers, fit don de ce manuscrit à la mairie, qui en est ainsi devenue propriétaire ; il n'y a donc pas eu de restitution. Ce volume ne contient point un inventaire analytique, mais bien la copie entière et textuelle des pièces principales insérées dans le Livre-Rouge, brûlé à la Révolution. (Pièce just. 79.) Il existe encore dans les archives municipales un registre in-folio donnant la suite chronologique des maïeurs de Montdidier, avec l'indication sommaire de ce qui s'est passé de plus remarquable sous leur administration ; cet extrait, rédigé sur les Mémoires de de la Morlière, a été fait au commencement de ce siècle, d'après les ordres de M. Cocquerel ; cet acte honore le premier magistrat de la cité.

Ce sont là toutes les richesses historiques de la mairie ; elles sont bien peu nombreuses : la pauvreté de l'intérieur répond à la simplicité de l'extérieur ; pas une charte, pas un seul titre original, pas le moindre lambeau de parchemin : des murailles nues et des armoires vides. Aussi l'étranger jette, en passant, un regard dédaigneux sur l'insignifiante façade de l'hôtel de ville, et s'éloigne promptement sans éprouver le désir d'y entrer. Qu'y ferait-il ? Qu'aurait-il à examiner ? II n'y a rien à voir, rien à apprendre.

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