Histoire de Montdidier
Livre II - Chapitre II - Section III
par Victor de Beauvillé
Section III
L'intérieur de l'église est loin d'être régulier : le bas côté droit est plus étroit que le bas côté gauche ; celui-ci est étranglé dans une de ses parties ; la hauteur du chœur surpasse de beaucoup celle de la nef. Cependant, malgré les nombreux défauts de cette église, lorsque l'on y entre pour la première fois, on éprouve un sentiment de surprise agréable ; la délicatesse des piliers, la légèreté des voûtes, la chaire qui se détache si gracieusement sur la nef, le sentiment religieux qui règne dans les différentes parties de l'édifice, tout concourt à impressionner favorablement l'esprit, et dispose à examiner avec attention les objets divers que l'on a devant les yeux.
Bien qu'élevée à l'époque de la Renaissance, au moment oh le luxe des ornements débordait de toutes parts, l'église du Sépulcre se distingue par une extrême simplicité ; l'architecte semble avoir voulu protester contre l'envahissement de la sculpture, qui finit par étouffer les édifices du seizième siècle. Sa forme est celle d'un parallélogramme rectangle, terminé par une abside à cinq pans ; le transsept ne fait extérieurement aucune saillie ; la nef du milieu a la même largeur que l'abside, et est accompagnée de deux bas côtés d'inégale grandeur. On ne peut expliquer pourquoi le bas côté droit est de moitié plus étroit que le bas côté gauche. L'architecte a-t-il été gêné par la rue du Puits-de-l'Eau-Bénite ? Ce n'est pas à supposer. Il devait d'ailleurs, lorsqu'il a dressé son plan, tenir compte de ce voisinage et prendre ses mesures en conséquence. Cette irrégularité est un défaut capital, d'autant plus impardonnable qu'il était très-facile de l'éviter : il suffisait de diminuer de quelques pieds la largeur du vaisseau principal.
La nef étant moins haute que le chœur et le transsept, la vue, quand du sanctuaire on regarde cette partie de l'édifice, est brusquement arrêtée par le mur de la nef, qui descend de beaucoup en contre-bas ; on aperçoit sur cette muraille disgracieuse les dates 1621 et 1824 ; cette dernière se rapporte au grattage général de l'église, qui eut lieu cette année.
En 1737, un épicier nommé Ballin fut nommé marguillier. Pour inaugurer sa nouvelle dignité, il n'imagina rien de mieux que de faire blanchir l'église et de l'encroûter d'un enduit épais ; on parvint, en 1824, à la dégager de ce malheureux badigeon. La date de 1621 indique en quelle année ont été terminés les travaux de l'église. M. Goze et certains archéologues, qui ont la manie du symbolisme religieux, expliquent d'une manière assez spirituelle la différence de hauteur de la nef et du chœur, que l'on remarque dans quelques églises : La croisée et le chœur, disent-ils, plus élevés que la nef ; sont une image du passage de la terre aux cieux. L'explication est ingénieuse, mais elle est inacceptable. Si cette disposition était symbolique, pourquoi ne se retrouverait-elle pas dans les grandes cathédrales ? Le défaut d'argent est la seule cause de cette imperfection, qui n'a rien d'emblématique.
Voici les proportions de l'édifice :
Longueur |
43m. |
Largeur |
16m. |
Largeur du bas côté gauche |
4m,55. |
Largeur du bas côté droit |
2m40. |
Hauteur du chœur et du transsept |
15m. |
Hauteur de la nef |
12m. |
Les voûtes d'arête sont construites de pierre de pays, et bordées de fortes nervures qui prennent naissance dans les piliers ; elles ont coûté 2,500 livres. On suppose qu'elles sont postérieures à la construction de l'édifice, et qu'originairement le comble servait de fermeture à l'église.
Aux voûtes du chœur on voit un pendentif de 0m,50, entouré de fleurs de lis ; trois clefs de voûte représentent Jésus-Christ sortant du tombeau, l'Apparition de Notre-Seigneur à Madeleine, et celle aux disciples d'Emmaüs ; dans le transsept on remarque, à droite, la Descente de croix, et à gauche, l'Assomption. Dans la nef il ne reste que deux pendentifs insignifiants.
En 1779, l'église éprouva un ébranlement qui nécessita de grandes réparations. Les voûtes de la chapelle de la Vierge s'écroulèrent. Il fallut, pour empêcher l'écartement des bas côtés, placer dans la nef des barres de fer transversales ; depuis lors l'arcade du milieu est ouverte et déjetée. Les dépenses occasionnées par cet accident s'élevèrent à 12,000 livres. M. de Louvencourt, ancien maire et marguillier de la paroisse, y contribua de sa bourse pour 1,000 écus.
La nef se compose de quatre travées ogivales, obtuses, séparées par des piliers de forme cruciale, à angles arrondis, élégis de moulures à bases prismatiques ; ces moulures se continuent dans les arcades qu'elles transforment en archivoltes délicates, profondément taillées et fouillées. Les quatre piliers du milieu sont extrêmement minces, ils n'ont que 0m,80 de diamètre ; ceux qui se trouvent près du portail et au transsept sont beaucoup plus forts. L'intervalle entre chaque pilier est de 5m,15 centimètres.
L'église est éclairée par de grandes fenêtres, dont les tableaux et les archivoltes, creusés fortement dans la muraille, sont ornés de moulures prismatiques ; quelques-unes ont conservé leurs meneaux surmontés d'un tympan ogival trilobé. Les vitraux de couleur qui les décoraient ont disparu dans le dernier siècle ; de 1758 à 1767, ils furent remplacés impitoyablement par des verres blancs. Une délibération du conseil de fabrique du 10 mai 1767 porte : « A été représenté par M. Courtin, marguillier en charge, qu'une personne de bonne volonté offrait de faire mettre, à ses dépens, en verre blanc pareil aux nouvelles croisées, tout le vitrail qui se trouve derrière le pilier de la chaire, pour qu'il y ait plus de jour dans la partie de l'église où se trouvent ces vitraux. » Cette offre fut acceptée par les marguilliers effrayés sans doute de la dépense qu'il aurait fallu faire pour restaurer les vitraux. Le peu de cas qu'on en faisait hâta leur ruine. Scellier, qui aurait dû les regretter à cause des armoiries qu'on y remarquait, n'hésite pas à se prononcer contre eux et à approuver un changement qui fait, dit-il, un effet charmant et donne un grand jour à l'église au lieu qu'autrefois on avait peine à lire dans son livre par l'obscurité que causait la peinture des vitraux. Ces vitraux n'étaient donc pas en aussi mauvais état que le feraient supposer les délibérations du conseil de fabrique, puisqu'ils causaient de l'obscurité dans l'église et gênaient les dévots paroissiens pour lire dans leurs livres. Les marguilliers du dix-huitième siècle ne trouveraient plus aujourd'hui d'approbateurs ; on est revenu heureusement de leur manière de voir, et, si les vitraux modernes du chœur du Sépulcre sont loin de nous dédommager de la perte des anciens, ils diminuent au moins nos regrets.
L'église était pavée de pierre de Mortemer ; en 1847, le milieu de la nef fut dallée de pierre de Senlis et de marbre noir de Belgique.
L'orgue placé au-dessus du portail est supporté par trois colonnes corinthiennes, contre lesquelles s'appuient des cariatides d'une exécution médiocre, qui, les bras étendus, ont l'air de soutenir la tribune. Les ornements du buffet, à l'exception de ceux de la frise, sont lourds et communs, mais l'agencement des tuyaux est heureux et rachète ces défauts. L'artiste les a renfermés dans une boiserie dont le milieu et les deux extrémités représentent trois tours reliées entre elles par un riche entablement : celles qui se trouvent à chaque bout sont entourées à leur sommet d'énormes serpents qui les enlacent de leurs replis ; la tour du milieu, plus basse que les deux autres, est surmontée d'une statue de Notre-Seigneur sortant victorieux du tombeau. Ce buffet est imposant, il faut l'examiner dans son ensemble, sans s'attacher à des observations de détail ; il produirait encore plus d'effet s'il était placé dans une autre église, car ses dimensions sont trop grandes pour celle du Sépulcre ; il est mal éclairé, la tribune excède la nef ; l'air et l'espace manquent au-dessus des tours, et le Christ touche à la voûte, qui semble le retenir prisonnier. La boiserie de cet orgue a été exécutée à la même époque que celle de l'église Saint-Pierre, avec laquelle elle a beaucoup de ressemblance, mais elle a plus d'ampleur, et elle est moins maniérée. Le jeu est aussi de Philippe Picard, de Noyon, qui reçut pour son salaire 3,000 liv. ; il a beaucoup souffert, et, malgré les réparations qu'on y a faites depuis quelques années, il laisse encore fort à désirer. Vers 1788, on crut embellir le buffet en le blanchissant ; une affreuse couche de chaux vint couvrir toutes les sculptures ; en 1825, on le débarrassa de cet indigne empâtement. « Les orgues ont bien besoin d'être repeintes, » écrivait Binet dans son Annuaire de 1827. « Lorsque j'entrai dans l'église, on a touché les orgues pendant un baptême. Est-ce pour manifester la joie qu'éprouve l'Église lorsqu'elle reçoit dans son sein un nouvel adopté, ou bien par intérêt de la part de l'organiste, afin d'exciter la vanité et par suite la générosité du parrain ? Je l'ignore ; je n'avais encore nulle part remarqué cet usage, assez commun à Montdidier. »
La chaire est une pièce capitale, et véritablement digne de sa réputation ; il est difficile de trouver en ce genre quelque chose de plus élégant, n'en déplaise à Binet, qui, tranchant du connaisseur, dit d'un ton capable : La chaire est dans le genre antique, mais assez légère, sauf le dôme qui la recouvre. Où avait-il les yeux ? Le sculpteur chargé de l'exécution de ce travail a adopté le style de la Renaissance, tempéré dans son ornementation. La chaire est appuyée contre le quatrième pilier à droite : on y monte par un escalier de neuf marches. La rampe fait face au chœur ; elle est divisée en quatre compartiments, séparés par une colonnette composite cannelée ; chaque compartiment représente un des quatre grands docteurs de l'Église latine : le premier est saint Jérôme, en costume de cardinal, puis saint Augustin, saint Grégoire et saint Ambroise, reconnaissables chacun à des insignes distinctifs.
La cuvette est hexagone ; à chaque angle sont des colonnettes semblables à celles de la rampe ; les évangélistes, avec leurs attributs, occupent les quatre côtés apparents ; la porte et le panneau adossé contre le pilier forment les deux autres côtés. Des chimères et des incrustations de marbre règnent le long de la rampe et autour de la cuvette ; une dentelure et des pendentifs décorent la partie inférieure ; le dessous des marches est orné de sculptures. La cuvette est terminée par six sirènes, dont les queues pendantes viennent se réunir à une boule. Ces sirènes, groupées avec beaucoup d'art, sont entièrement dégagées les unes des autres ; l'air circule librement alentour, et l'œil charmé suit facilement les détails de cette gracieuse composition. La chaire est tout à fait suspendue, et ne touche en rien à la terre ; cette disposition est du meilleur effet. L'artiste aurait-il voulu, par cet isolement complet, représenter le détachement des choses du monde qui doit animer ceux qui annoncent la parole de Dieu ?
Le dossier de la chaire, encadré entre deux colonnettes composites cannelées, accompagnées de griffons, représente la sainte Vierge tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'abat-voix est parfait ; rien de plus svelte, de plus joli. Il a la forme d'une pyramide hexagone tronquée, dont la partie supérieure se compose de deux petits édifices superposés, soutenus par des colonnettes extrêmement minces ; des incrustations de marbre et des sculptures diverses décorent cet abat-voix, dont le sommet tout à jour est d'une grande légèreté. Sur une tablette de marbre on lit les dates 1627, 1628 ; une statuette de Notre-Seigneur s'élançant vers le ciel, la croix à la main, s'élève au-dessus de quatre petites colonnes à jour et termine la chaire. La résurrection du fils de Dieu et son triomphe sur la mort complètent dignement la pensée chrétienne qui a présidé à l'exécution de ce beau travail. Du pavé jusqu'au sommet de la chaire, on compte 7m,70. Par une modestie aussi grande que son talent, l'artiste a presque voulu dérober son nom à la postérité ; c'est sous la première marche de l'escalier qu'il faut le chercher ; en se glissant à plat-ventre, on y lit cette inscription en lettres majuscules :
JAI ESTE FAITE PAR M.
ROBERT FISSIER MENU.
1630.
Cette date, rapprochée de celle de 1627 qu'on voit sur l'abat-voix, indique le temps que Fissier a employé pour exécuter son travail. Scellier prétend que cette chaire a coûté 300 liv., et nous avons vu ce chiffre mentionné également dans une note écrite de la main de M. Daugy, ancien curé du Sépulcre. II y a évidemment erreur dans cette assertion. Deux siècles plus tôt on eût peut-être payé ce bel ouvrage 300 liv. ; mais en 1630 l'argent avait bien perdu de sa valeur. Le retable de la chapelle de Saint-Luglien, à Saint-Pierre, fait en 1641 par Antoine Hennocq et Pierre Blaset, d'Amiens, coûta 1,350 liv. ; comment admettre que la chaire du Sépulcre, où il y a certainement autant de travail, n'ait coûté qu'un peu plus du cinquième de cette somme ? Cela est impossible. Charles Daugy n'a été curé de la paroisse du Sépulcre que cent ans après la pose de la chaire ; il a très-bien pu se tromper. La chaire du Sépulcre est surtout remarquable par son heureuse ordonnance, par son extrême légèreté et par l'harmonie parfaite de toutes ses parties ; mais les accessoires pourraient être plus satisfaisants. Le badigeonnage n'a pas osé souiller ce chef-d'œuvre, que le temps a respecté ; aucune dégradation n'attriste les regards, et la couleur foncée que le chêne a prise en vieillissant lui donne encore un nouveau charme.
Pendant la Révolution, la chaire et les autres boiseries faillirent disparaître. Le 4 mars 1795, elles furent vendues révolutionnairement ; heureusement il se rencontra un homme assez intelligent et assez hardi pour sauver ces richesses artistiques : M. Lefèvre, notaire, s'en rendit acquéreur moyennant la somme de 5,067 liv. et les conserva à leur place. Lorsque l'exercice du culte fut rétabli, il s'empressa de les restituer gratuitement ; soixante ans à peine se sont écoulés depuis ces événements, et cependant combien de nos concitoyens ignorent non-seulement le nom de l'artiste qui a fait la chaire du Sépulcre, mais encore celui de l'homme de cœur à qui l'on en doit la conservation ! Une inscription placée dans un endroit apparent devrait perpétuer le souvenir de leurs noms. Dans la vente du 4 mars 1795, l'orgue, qui était estimé 700 liv., figure pour 2,525 liv. ; la chaire fut vendue 105 liv. : l'estimation s'élevait à 35 liv. seulement.
Le banc de l'œuvre est, pour le travail, bien inférieur à la chaire ; à l'époque dont nous parlons, il fut estimé 45 liv. et vendu 55 livres. Sur le soubassement on a représenté Notre-Seigneur mis au tombeau, et sur le dossier la Résurrection. Une délibération du conseil de fabrique porte que : « l'œuvre estant ancien et malpropre, il estoit de l'honneur et de la décence dudit Saint-Sépulchre que la fabrique en fît faire un neuf qui eût du rapport avec ladite chaire, qui est très-belle. » L'exécution n'a pas répondu à cette louable intention. Le banc de l'œuvre a été fait en 1688 par Pierre Le Maire, menuisier à Montdidier. Le prix avait été fixé, au rabais, à 200 liv. ; mais, sur la réclamation de l'ouvrier, il lui fut payé 225 liv. : ce ne serait que 75 liv. seulement de moins que pour la chaire, et cependant quelle différence ! Ce simple rapprochement fortifie ce que nous avons dit plus haut de l'inexactitude du prix de 300 liv. que l'on prétend avoir été payé à Robert Fissier. Le banc de l'œuvre était anciennement à l'entrée de la nef près du portail. Les marguilliers, incommodés par l'air extérieur, et trop éloignés du chœur, résolurent de changer de place et d'adosser leur siége contre le pilier, en face de la chaire, à l'endroit où se trouvait la chapelle de Saint-Crépin, supprimée en 1735 ; à la même époque on fit disparaître également dans la nef, du côté de la chaire, une autre chapelle dédiée à sainte Barbe.
Les bas côtés de l'église sont garnis jusqu'à la hauteur des fenêtres d'un lambris de chêne ; en 1843, on y plaça un chemin de la croix de carton-pierre, exécuté par MM. Guillaume et Fidriani, mouleurs à Paris. Contre le premier pilier du bas côté gauche, fortement déversé, on remarque un crucifix de 1m,55, formé par un bâton écôté et provenant du couvent des Ursulines. Les emblèmes des quatre évangélistes figurent aux quatre bras de la croix, qui porte la date de 1517 ; elle est par conséquent antérieure à la bénédiction de l'église. Elle fut donnée, en 1807, par un sieur Guédé, qui, pour la sauver pendant la Révolution, l'avait enfouie dans sa cave. Ces croix sont assez curieuses et deviennent rares ; il en est peu d'aussi grandes que celle du Sépulcre ; malheureusement la sculpture est presque entièrement cachée sous une couche de couleurs disparates.
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