Histoire de Montdidier

Livre I - Chapitre XVI - Section II

par Victor de Beauvillé

Section II

Inauguration de la statue de Parmentier

Réjouissances auxquelles elle donne lieu

Description de la statue et des bas-reliefs

Portrait de Parmentier, par Cuvier

 

Détournons nos regards du spectacle des misères politiques, et reportons-les sur un sujet plus consolant et plus flatteur pour notre amour-propre.

En 1737, la ville de Montdidier avait donné le jour à un homme modeste autant qu'instruit, ami sincère de l'humanité, à laquelle il consacra tous les instants de sa vie, et qui n'ambitionna jamais d'autre récompense de ses travaux que le bien-être de ses concitoyens ; cet homme désintéressé, ce vrai philanthrope, c'était Parmentier. « Peu d'écrivains, » dit Musset-Pathay, « ont illustré leur carrière par un aussi grand nombre d'ouvrages importants ou utiles que ce savant respectable, laborieux par goût et philanthrope par caractère. Toutes ses vues, sa vie même ont été consacrées au bien public, à des objets d'un intérêt présent et direct, ce qui est plus essentiel à la société que des recherches plus relevées, seulement propres à satisfaire la curiosité de l'esprit, et qui ne sont d'ordinaire ni à la portée ni à l'usage du monde. On doit savoir gré à ceux qui humanisent la science, qui l'appliquent à nos besoins journaliers dans l'économie domestique et rurale. Eux-mêmes jouissent de tous les bienfaits qu'ils répandent, de tous les heureux qu'ils font. Il vaut mieux avoir écarté la famine en popularisant la culture de la pomme de terre, que d'avoir fait une découverte dans une science abstraite. Les anciens ont plutôt élevé des autels aux premiers cultivateurs qu'à des philosophes pour leur système. »

Cet hommage rendu à Parmentier de son vivant n'est pas suspect de partialité. Les progrès que notre compatriote avait fait faire à la science, les bienfaits qu'il avait répandus sur le pays, rencontrèrent des interprètes fidèles qui n'attendirent pas pour en parler que leur auteur, comme cela arrive souvent, eût terminé sa carrière ; même aux plus mauvais jours de la révoluton, Parmentier avait trouvé des âmes généreuses qui prirent sa défense contre les misérables sous lesquels la France courbait la tête. Un médecin en chef des armées, s'élançant à la tribune, s'écriait : « Combien nous sommes loin des anciens ! Si un homme tel que Parmentier eût vu le jour à Athènes ou à Rome, on lui eût érigé des statues, on eût élevé en son honneur des temples et consacré des fêtes religieuses à sa mémoire. » Mais, ainsi que Huzard l'a fait observer avec beaucoup de justesse dans sa Notice sur Parmentier, « Telle est la vicissitude des choses humaines, que les premiers qui ont joui du bienfait passent avec les bienfaiteurs, et que les successeurs en jouissent comme d'une chose acquise, sans s'inquiéter, sans se demander à qui ils le doivent : l'histoire n'a que peu ou point conservé les noms des philanthropes ; les grands et les riches les dédaignent trop souvent, les nations les oublient, et le peuple est sans reconnaissance. »

Ces paroles sévères se sont trouvées en défaut, et le souhait qu'avaient formé les admirateurs de Parmentier de voir un monument honorer sa mémoire s'est réalisé. Si, dans les temps modernes, on n'élève plus d'autels aux grands hommes, on leur érige encore des statues, et ce témoignage durable de la reconnaissance publique perpétuera d'âge en âge le nom, les vertus et les services de notre illustre compatriote.

Huzard, dont nous venons de citer un passage, commence ainsi sa notice biographique sur son regrettable collègue : « Lorsqu'un homme a passe toute sa vie à faire le bien, a-t-il besoin d'éloge ? Non, sans doute ; cet éloge est, comme l'a dit beaucoup mieux que moi un de mes confrères, dans le cœur de tous ceux qui jouissent de ses bienfaits ; le nombre en est si considérable que jamais mémoire ne peut être plus universellement considérée que celle de Parmentier. » Cependant, il faut le dire, le souvenir de Parmentier commençait à s'affaiblir, et le jour n'était peut-être pas éloigné où les paroles de Huzard auraient trouvé parmi nous une application méritée ; la trop fameuse délibération du conseil municipal d'Ercheu, du 19 novembre 1844 (Pièce just. 60), en est la preuve.

A différentes époques, on avait eu l'intention de perpétuer par un monument le nom de Parmentier, mais une indifférence coupable n'avait pas permis de donner suite à ce projet, qui paraissait complétement oublié, lorsque tout à coup il en fut de nouveau question au moment où l'on s'y attendait le moins. Dans la session du conseil général du département, de 1841, un membre exprima le vœu qu'une statue fût élevée à Parmentier, à Montdidier, sa ville natale. Le conseil, s'associant à cette idée, vota, dans la session de 1842, un crédit de 2,000 fr., à titre de subvention, pour le monument à ériger à notre concitoyen. Le conseil municipal, mis en demeure par le préfet de faire connaître l'étendue des sacrifices qu'il pouvait s'imposer, souscrivit également pour 2,000 fr., en exprimant le regret que la modicité des revenus communaux ne lui permît pas d'offrir une somme plus considérable.

L'impulsion était donnée ; une commission, dont M. Alexandre Bernard fut le dévoué et infatigable secrétaire, se forma dans notre ville et organisa une souscription ; les compagnies savantes, les sociétés de médecine, de pharmacie de Paris et des départements, les conseils généraux, les comices agricoles, furent invités à y prendre part. Le zèle des particuliers fut stimulé, les fonds arrivèrent, et en 1845 l'on était en mesure de commander la statue.

L'exécution en fut confiée à M. Malknecht, sculpteur habile, auquel on doit les statues de Duguay-Trouin, de Dumont d'Urville, de Sarrazin, et autres ouvrages estimés. M. Malknecht s'acquitta avec talent du travail dont il avait été chargé, et justifia pleinement la confiance que l'on avait mise en lui ; son œuvre, exposée pendant plusieurs mois, en 1846, dans le jardin de l'hôtel des Invalides, obtint l'approbation des connaisseurs. La pose de la statue est simple et naturelle ; l'artiste a compris qu'ayant à représenter un savant, un homme modeste et laborieux, il devait éviter avec soin la recherche et l'affectation.

La statue arriva à Montdidier le 3 mars 1847, et fut déposée provisoirement à l'hôpital, où elle resta assez longtemps, ce qui excita la verve des mauvais plaisants. Afin de la placer d'une manière convenable, le conseil municipal acheta un îlot de vieilles maisons qui se trouvaient entre la rue de la Croix-Bleue et les anciennes boucheries. Ces masures furent démolies au mois de juillet 1847 ; on supprima en même temps les boucheries publiques, devenues inutiles depuis fort longtemps. L'exécution de ces travaux permet d'embrasser d'un seul coup d'œil toute la ville, depuis la place Saint-Pierre jusqu'au faubourg de Paris ; mais malheureusement le grand vide qui se trouve derrière la statue ne lui est pas favorable : on la dirait perdue dans l'espace ; il manque dans la perspective un fond qui la mette en relief et la fasse ressortir à son avantage : l'écartement des jambes et la saillie du bras droit seraient moins sensibles si la vue trouvait à s'arrêter sur quelque objet. Le bas de la statue n'est pas assez garni ; quelques accessoires de plus auraient produit un bon effet.

La commission chargée de l'érection du monument discutait avec une lenteur désespérante sur la matière à employer pour le piédestal, lorsque éclata la révolution de Février. La politique fit invasion dans le domaine des arts ; de mesquines jalousies saisirent avidement l'occasion qui leur était offerte de se faire jour ; la commission fut démembrée, et des personnes qui n'avaient eu aucune part à ses travaux voulurent lui ravir la gloire de terminer son entreprise. Les hommes nouvellement arrivés au pouvoir, impatients de trouver l'occasion de se mettre en évidence, poussèrent outre mesure à l'achèvement de l'œuvre ; on brusqua la pose de la statue, on construisit un piédestal en bois, qui coûta fort cher, et le 18 juin 1848, fut le jour choisi pour l'inauguration.

Le 17 au soir, MM. de Beaumont, Blin de Bourdon, Randoing, Labordère, Gaulthier de Rumilly, Dubois et Porion, représentants de la Somme, s'étaient rendus à Montdidier. La garde nationale était allée à leur rencontre sur la route de Breteuil. Le préfet, M. Tonnet, arriva le 18 au matin avec le receveur général des finances. Dans la matinée, soixante hommes de la garde nationale d'Amiens, ainsi que des députations de Roye, de Caix, du Quesnel, de Moreuil, etc., et de diverses communes des cantons de Breteuil et de Maignelay, firent successivement leur entrée dans notre ville. Ces détachements, réunis à la garde nationale de Montdidier, pouvaient présenter un effectif de mille à douze cents hommes. La plupart des gardes nationaux de la campagne n'étaient ni armés ni habillés ; ils n'avaient qu'un drapeau pour signe de ralliement.

Des arcs de triomphe entourés de feuillage et décorés avec une simplicité de bon goût, avaient été élevés au bas de la rue Parmentier, sur la Place, au commencement de la rue d'Amiens et sur la route de Compiègne à Abbeville ; le préfet, les représentants du peuple, les membres de la commission, les maires des communes rurales et les fonctionnaires de l'arrondissement, auxquels s'étaients joints un petit-neveu et un neveu de Parmentier, dont la ressemblance avec son oncle était frappante, passèrent la revue de la garde nationale au Chemin-Vert. A l'entrée de la promenade, s'élevait un arc de verdure ayant pour inscription :

Vive la république des honnêtes gens !

La revue terminée, les invités vinrent prendre place près de la statue, tandis que la garde nationale, au lieu de les accompagner, comme cela eût été convenable, faisant le grand tour, défila par la rue de la Raquette, la route de Compiègne, la route de Breteuil, et, remontant la rue Parmentier, vint, non sans peine, se ranger sur la Place. Ce défilé intempestif se fit avec une lenteur extrême, au grand déplaisir des spectateurs qui, réunis à la Croix-Bleue, étaient exposés aux rayons d'un soleil ardent, et ne se doutaient pas de cette promenade militaire tout à fait inopportune. Enfin, après une attente de près d'une heure et un désordre que l'impatience toujours croissante ne faisait qu'augmenter, la garde nationale, que l'on croyait égarée, ayant tant bien que mal pris position, la cérémonie put continuer. Le maire, s'étant approché du piédestal, enleva le voile qui recouvrait la statue : aussitôt les applaudissements de la foule éclatèrent, et les sons harmonieux d'une musique guerrière saluèrent l'image vénérée de l'un des plus fervents apôtres de la saine philanthropie.

Après quelques instants accordés à l'émotion générale, le silence se rétablit et les discours commencèrent. Une petite estrade avait été préparée pour les orateurs ; elle était adossée contre les maisons qui sont à droite de la statue. Le maire, M. Ferlin, parla le premier, et félicita la ville de Montdidier d'avoir vu naître Parmentier. Il remercia les personnes qui avaient coopéré à l'érection de la statue, et dont la présence à cette solennité était un nouvel hommage rendu à l'un des bienfaiteurs de l'humanité. Le préfet remplaça M. Ferlin. Dans un discours tout hérissé de grands mots et de grands noms, il prit les choses ab ovo, et remonta au commencement du monde pour rappeler que dans l'antiquité on élevait des statues aux hommes célèbres ; il débuta naturellement par Homère, passa à Virgile, parla du Dante, de Galilée et de l'attraction ; de Newton et de la gravitation ; Milton, Voltaire, Cuvier, etc., trouvèrent place l'un après l'autre dans cette revue rétrospective ; enfin il arriva à M. Le Verrier et à sa planète, fort étonnée sans doute de figurer à pareille fête ; dans cette myriade de noms, un seul fut omis, celui de Parmentier. Cette énumération prodigieuse de noms propres, relevée par un organe sonore, par un débit vif et accentué, fit impression sur une certaine partie de l'auditoire, qui probablement les entendait pour la première fois, et l'on vit plus d'une tête se balancer en signe d'assentiment.

Le préfet était depuis peu de jours dans le département ; les nombreuses affaires dont il avait à s'occuper l'empêchèrent peut-être de traiter son sujet comme il l'aurait désiré. Mais M. Labordère n'avait pas la même excuse. Son discours, préparé longtemps d'avance et prôné par d'imprudents amis, ne répondit pas à ce qu'on attendait. Le vide de la pensée n'était pas racheté par l'élégance de la phrase, et l'on y cherchait vainement quelques-unes de ces idées qui, si elles ne sont point neuves, ont au moins le mérite d'être rajeunies par la manière dont elles sont présentées. Ce discours, que n'animaient ni le geste ni la diction de celui qui le prononçait, fut bientôt interrompu par de fréquentes marques d'inattention, et la voix du lecteur se perdit au milieu des conversations particulières. Après M. Labordère, ce fut le tour du sous-préfet. La politique fit tous les frais de son discours ; il loua avec une exagération sans bornes les représentants dont deux mois auparavant il combattait à outrance la candidature. M. de Beaumont se crut obligé de répondre quelques mots de politesse. M. Gaulthier de Rumilly ne voulut pas rester en arrière de son collègue ; il parla de l'union qui existait entre les représentants et le pays, et de l'entente qui devait régner entre les classes de la société ; son discours fut vivement applaudi. Ces tirades politiques n'avaient guère rapport à Parmentier : on parlait de tout,  excepté de lui ; en prenant la parole, chacun pensait à soi, à sa popularité, à sa réélection ; personne ne s'occupait sérieusement du héros de la fête.

Quand je songe que pas un Montdidérien ne s'est senti le courage de prononcer en présence de cette statue quelques mots simples, dignes, partant du cœur, ce souvenir me fait encore éprouver un sentiment pénible. Dans son pays, Parmentier n'entendit aucun des siens rendre à ses talents un légitime hommage, aucune voix sympathique ne s'éleva pour célébrer ses bienfaits, et il ne recueillit que le silence des uns, l'éloge glacé des autres.

Aussitôt après les discours, la garde nationale défila devant la statue, gagna la promenade du Prieuré, traversa le faubourg, rentra en ville par la rue de la porte d'Amiens, et revint se ranger sur la Place, où elle rompit les rangs ; il était près de cinq heures quand la cérémonie se termina. Le soir, il y eut au jeu de courte-paume un banquet par souscription de quatre-vingts couverts ; il serait plus exact de dire que c'était un banquet d'exclusion. Par une idée malheureuse, on n'avait invité à souscrire que les maires et les autorités. C'était de l'aristocratie dans la démocratie ; mais pourra-t-on jamais le croire ? dans un banquet donné en l'honneur de Parmentier, on avait oublié.... la pomme de terre ! Ce précieux tubercule, dont la propagation valait une statue à son auteur, était exclu du festin. Au dessert, on porta plusieurs toasts, et on prononça différents discours politiques ; M. Gaulthier de Rumilly prit une seconde fois la parole ; il parla de la république, des destinées auxquelles elle pouvait prétendre, de l'influence qu'elle devait exercer sur l'avenir du pays. Son discours fut très-bien accueilli. De tous nos représentants, M. Gaulthier de Rumilly fut celui qui laissa l'impression la plus favorable ; il maniait la parole avec facilité ; ses collègues voulurent aussi s'escrimer, mais ils n'obtinrent point le même succès. Le soir, la ville fut brillamment illuminée ; un éclairage avec des lanternes de papier de couleur avait été préparé au Chemin-Vert, malheureusement la pluie contraria les préparatifs. Le lendemain, il y eut partie de paume, feu d'artifice et ascension d'un ballon. Les danses se prolongèrent fort avant dans la nuit, au milieu d'une affluence prodigieuse de monde. Le détachement de la garde nationale d'Amiens ne partit que le 19, enchanté de la réception que lui avaient faite les habitants.

Cette fête n'eut point le caractère qu'elle aurait dû avoir ; ce fut plutôt une grande revue de gardes nationales qu'une cérémonie destinée à honorer la mémoire d'un savant, d'un philanthrope. Parmentier, qui devait être le personnage principal de la journée, se vit relégué au second plan, et, pour dire toute la vérité, il ne fut dans cette occasion que le prétexte d'une vaine parade militaire.

Les fêtes de fraternisation, style officiel de l'époque, tournaient toutes les têtes : le 11 juin, la ville d'Amiens avait eu sa solennité, à laquelle avaient assisté de nombreux détachements des gardes nationales des départements du Nord, du Pas-de-Calais, de l'Aisne, de l'Oise et de la Somme. Quelques meneurs voulurent singer ce qui s'était fait au chef-lieu, et organiser sur une moindre échelle une démonstration semblable. Comme elle eût été impossible si l'on se fût borné à une revue des gardes nationales de l'arrondissement, ce qui n'aurait certainement piqué la curiosité de personne, on imagina de tirer parti du nom de Parmentier, et l'inauguration de sa statue fut le motif que l'on mit en avant.

Les apprêts se firent avec une précipitation inqualifiable. La politesse et le savoir-vivre furent mis de côté : toutefois la commission primitive, laissée à l'écart, n'a rien à se reprocher. Les personnes qui auraient dû se trouver au premier rang n'avaient pas même été invitées, ou l'avaient été d'une manière peu convenable. L'Institut de France, les sociétés centrales de pharmacie, de médecine et d'agriculture de Paris, dont Parmentier était membre, n'étaient point représentés ; les corps savants du département, les comices agricoles, les conseils généraux, et une foule de souscripteurs qui avaient généreusement contribué par leur offrande à l'érection du monument, furent oubliés ; le sculpteur ne fut pas mieux traité, et n'arriva que le lendemain de la pose de la statue. J'allai le chercher à l'hôtel où il était descendu, et je lui offris une hospitalité qu'il voulut bien accepter. M. Malknecht fut encore plus malheureux que Parmentier : celui-ci avait été presque éclipsé par les écharpes tricolores et les pompons de la garde nationale ; l'artiste le fut totalement, et, dans cette foule de pauvretés politiques dont on nous satura dans la journée du 18 juin, le nom du sculpteur ne fut pas prononcé une seule fois ; il n'y eut pas un mot de remercîment pour lui, pas une parole d'éloge pour cette statue, qu'il avait si dignement conçue, si noblement exécutée. Le temps fait justice de tout. Les porteurs d'épaulettes, les discoureurs officiels, sont retombés dans l'obscurité, le voile de l'oubli les recouvre à jamais ; mais le nom de Parmentier et celui de Malknecht, son heureux interprète, subsisteront éternellement, et rediront aux générations futures notre admiration et notre reconnaissance.

Montdidier est la première ville de Picardie qui ait élevé une statue à l'un de ses enfants ; qu'elle s'enorgueillisse de son œuvre ! Elle peut être fière d'avoir montré l'exemple et d'avoir frayé le chemin où d'autres sont entrés après elle ; Amiens, Beauvais, Noyon, Abbeville, Saint-Quentin n'ont fait que marcher sur nos traces.

Il est d'usage, en pareille circonstance, de déposer dans les fondations quelques pièces de monnaie frappées dans le cours de l'année, ainsi qu'un procès-verbal d'inauguration, que l'on place dans une boîte de plomb ; mais, en 1848, on agit avec une telle rapidité que l'on négligea ces formalités ordinaires. Rien ne constate ce qui s'est passé à cette époque, il n'en a pas été dressé de procès-verbal, on n'a rien écrit sur les registres de la mairie, et cependant c'était un événement historique qui valait bien autant la peine d'y être consigné qu'une discussion oiseuse sur le curage d'un fossé ou la pose d'un réverbère ; c'est une faute de la part de l'administration ; malheureusement elle s'est toujours reproduite depuis. Présent à la cérémonie, comme à toutes celles de cette époque, nous avons rapporté fidèlement ce que nous avons vu et entendu.

Un journal de Paris, spécialement consacré à l'examen des ouvrages d'art, a rendu un compte détaillé du travail de M. Malknecht. La reproduction de son article nous dispensera de faire la description de la statue et des bas-reliefs qui l'accompagnent :

« Lorsqu'il fut question d'élever une statue à Parmentier, une sorte d'étonnement se manifesta dans l'esprit d'un grand nombre de personnes. Bien des gens, même dans la contrée qui l'a vu naître, demandaient ce que c'était que M. Parmentier ; d'autres blâmaient qu'on réservât à un simple économiste un honneur destiné aux grands citoyens qui ont illustré la patrie, et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que parmi ces derniers s'en trouvaient quelques-uns d'un grand mérite, cela va sans dire, qui se croient appelés quelque jour à subir cette immortalité sans avoir rendu à la France la dixième partie des services de Parmentier. Toujours est-il que le projet de la ville de Montdidier ne fut pas d'abord accueilli avec l'ardeur, l'empressement qui auraient dû éclater de toutes parts lorsque cette heureuse pensée reçut un commencement de publicité.

Il faut l'avouer, le peuple en France, et par ce mot on doit entendre la masse de la nation, depuis le prolétaire jusqu'au duc et pair, jusqu'au prince du sang, le peuple est un être à mille têtes, bien bizarre, bien extraordinaire. Si un soldat heureux a fait un chemin rapide, en combattant pour son pays, soit, mais en répandant le sang de son semblable, vite, une statue ! et on s'enthousiasme, on applaudit. Si quelque ministre, quelque homme d'État a brillé, tout en faisant peser sur la nation une main de fer, une statue aussi, et on applaudit également. Qu'un orateur, un artiste, un industriel, se soient rendus célèbres par leur éloquence, leur talent, leurs découvertes, et puis aussi par leur génie, une statue ! Cela est de toute justice, et pas une voix ne s'élève contre. Mais qu'il s'agisse d'un chimiste agronome, enfant de ses œuvres, qui a doté la France d'une bienfaisante conquête, on se récrie, on est indécis, et ce n'est qu'à la longue qu'on finit par revenir à une opinion plus rationnelle. Comme si l'homme dont la vie entière a été une vie d'études, de recherches toutes consacrées au bien-être de l'humanité, ne méritait pas un glorieux souvenir ; comme si celui qui fait vivre ses semblables ne devait pas avoir la préférence sur celui qui les tue. Parce qu'il n'aime pas le fracas qui en impose à la multitude, doit-on oublier le savant modeste ? Quand toute la France lui est redevable d'une source de richesses inépuisables, faut-il lui refuser une justice qu'il mérite à tant de titres ?

La ville de Montdidier ne s'est pas laissé effrayer par les premières clameurs, et elle a bien fait. Parmentier lui paraissait digne de l'honneur d'une statue : elle avait raison, et, quand on a raison, la vérité trouve toujours moyen de se faire jour. Parmentier, en effet, a été un grand citoyen, qui fuyait la renommée comme d'autres la désirent. Son nom devrait être dans tous les cœurs ; pas un hameau en France qui ne profite de ses travaux continuels ; pas un cultivateur à qui son énergique persévérance n'ait procuré un adoucissement au labeur de chaque instant. Il n'a rien inventé, car Dieu avait créé ; il n'a pas découvert le tubercule, la nourriture du pauvre et l'une des substances qui sert à la sensualité du riche ; car, dès le quinzième siècle, on exportait ce tubercule du Pérou en Espagne ; dans le seizième, on l'introduisit en Italie ; plus tard, en Angleterre ; plus tard encore, en France. Mais il l'a popularisé, il en a démontré l'utilité, les avantages ; il a déraciné le préjugé qui voulait que ce tubercule ne fût bon que pour les porcs et les bestiaux, et, en forçant l'homme à reconnaître toutes les vertus du précieux solanum, il a acquis des droits incontestables à notre reconnaissance. Est-ce donc trop qu'une statue pour l'économiste de génie ? Montdidier a pris l'initiative, et, en songeant à payer une dette aussi sacrée, elle n'a fait que montrer un exemple qui aurait dû avoir du retentissement dans tous les coins de la France, si l'on était un peu plus soucieux des gloires réelles. Mais l'espèce humaine est ainsi faite : on jouit d'une richesse, on en recueille avec délice jusqu'à la dernière molécule ; mais l'homme qui a procuré cette richesse, c'est à peine seulement si l'on sait son nom. L'habitant des campagnes voit pousser le tubercule, et il croit que c'est la main de Dieu qui l'a implanté naturellement sur son sol à lui ; il ignore ce qu'il a fallu de patience pour le faire passer d'un état d'abandon, de mépris, à un état de recherche et de convoitise.

Dès l'instant où le projet d'ériger un monument à la mémoire de Parmentier fut arrêté, une commission s'organisa, une souscription fut ouverte ; et si le nombre des adhérents ne fut pas aussi considérable qu'on était en droit de l'attendre, il le fut assez pour permettre d'exécuter la statue et d'en confier l'exécution à M. Malknecht.

M. Malknecht s'est acquitté de sa tâche en homme de cœur ; l'œuvre qu'il a créée a été travaillée avec amour : il était inspiré. Le souvenir de Parmentier exerçait un prestige dans son imagination ; mais il a su en maîtriser la fougue, pour rester davantage dans la vérité. Il n'a pas hésité à être historien plutôt que poëte ; il a peint le caractère de l'homme en traits expressifs ; une conviction profonde guidait son ciseau. Parmentier était brusque dans ses manières, mais il rachetait cette brusquerie par une bienveillance à toute épreuve, par une bonhomie des plus franches : il était simple, modeste dans ses habitudes, dans son allure, mais toujours animé de ce feu qui distingue les esprits hors de ligne. D'une trempe supérieure, il brillait moins par l'éclat extérieur que par la bonté intérieure.

C'est fortement pénétré de ce portrait que Malknecht s'est mis à l'œuvre.

Parmentier est représenté debout. Un tronc d'arbre, brisé par la tempète, entouré d'épis de blé, de pommes de terre, de champignons, et chargé de châtaignes et de grappes de raisin, est près de lui, un soc de charrue, à ses pieds. Parmentier est en costume de membre de l'Institut de l'année 1813, époque de sa mort : habit à la française, gilet droit à pan coupé, culotte courte, bas de soie, souliers à boucles ; l'habit, la veste et la culotte sont ornés de la broderie académique. Autour du cou, il a une cravate avec une large rosette dont les bouts recouvrent un jabot à petits plis. Il porte l'épée civile. Sa coiffure est celle de l'ancien temps, c'est à dire la poudre, la queue et les ailes de pigeon. Tout occupé de révolutionner une population agricole, il avait oublié qu'une autre révolution avait agi sur les têtes de ses compatriotes, et que les coiffures à la Titus avaient remplacé presque partout l'usage de cacher ses cheveux sous une poussière blanche ; il tient, rapproché de son corps, un livre assez volumineux, couvert de quelques feuilles de papier sur lesquelles il transcrit ses observations. Une plume dans les doigts de sa main droite, et, dans le creux, un épis de maïs, un tubercule, une châtaigne et quelques plantes, annoncent le genre de ses études, de ses travaux. Sa tête est légèrement inclinée vers les fruits de la terre ; il vient de les examiner, et son âme s'élève vers le Créateur de toutes choses, avant de confier au papier le résultat de son examen. La charpente osseuse, les traits pronomcés du visage, le nez aquilin, expliquent la brusquerie inhérente à l'homme ; le sourire de la bouche et la bienveillance du regard, la bonhomie et la franchise qui formaient le fond de son caractère.

La pose de Parmentier est naturelle sans laisser-aller, noble sans prétention. La simplicité du savant, la bonté qui l'anime, vous touchent et vous remuent. Son air vous captive, et l'on sent qu'on est là en présence d'un homme qui est resté étranger aux tourments des passions, pour ne s'occuper que de sa mission, celle d'être utile à son semblable.

M. Malknecht a donc été aussi vrai qu'il pouvait l'être ; il a fait une figure historique, et n'a rien négligé de ce qui devait la rendre telle : ressemblance, tournure, costume, il a puisé aux sources les plus certaines pour donner à son œuvre le cachet d'authenticité sans lequel il n'y a jamais, en pareil cas, d'œuvre sérieuse.

La statue de Parmentier a 2 mètres 70 centimètres de haut, c'est-à-dire plus de huit pieds ; elle sera élevée sur une des deux places de Montdidier, car Montdidier a le bonheur de posséder deux places, ni plus ni moins.

Le choix n'en est pas encore décidé. Elle a été fondue, ainsi que les quatre bas-reliefs qui décoreront le piédestal, par M. Calla fils. M. Calla fils a montré là qu'il maniait le bronze avec autant d'habileté que le fer.

Dans le bas-relief de face, Louis XVI présente Parmentier à la cour, en posant sur son cœur un bouquet de fleurs de pommes de terre que lui a offert le savant économiste.

Le bas-relief de droite est un épisode des guerres de Hanovre. Parmentier en est l'acteur principal. A gauche, l'action est engagée. A droite, un village est en flammes. Au centre, sous un arbre, un soldat est tombé frappé par l'ennemi. Parmentier, attaché à l'armée d'Allemagne comme pharmacien, est accouru pour panser la blessure.

Sur la face du fond sera le troisième bas-relief. Parmentier avait obtenu du gouvernement l'autorisation de planter des pommes de terre dans la plaine des Sablons. Pour éveiller l'attention du peuple, le jour, il faisait garder le champ ensemencé par des soldats ; la nuit, les soldats rentraient au corps de garde. Ses prévisions furent justes. Le peuple, voyant l'importance que le maître attachait à sa récolte, en attacha aussi, et n'eut rien de plus pressé que d'aller, la nuit, enlever dans des sacs ce qu'il pouvait arracher de la terre : c'est ce que Parmentier voulait. Le fruit défendu n'a-t-il pas toujours plus de valeur que le fruit offert ? Le troisième bas-relief représente donc cette scène.

Enfin, dans le quatrième et dernier bas-relief, Parmentier, assis dans son cabinet de travail, reçoit la visite de deux braves campagnards qui viennent le remercier et lui apporter un tribut de reconnaissance, c'est-à-dire des tubercules et une gerbe d'épis de maïs qu'ils ont récoltés.

Le programme de ces quatre bas-reliefs a été donné par M. le maire de Montdidier et les membres de la commission. M. Malknecht n'a donc fait que suivre une marche heureusement tracée, et dont il s'est tiré avec assez de bonheur pour que MM. les membres de la commission et M. le maire de Montdidier lui témoignent leur satisfaction d'avoir eu en lui un interprète aussi intelligent. »

Les bas-reliefs ne sont pas traités avec le même soin que la statue, on aurait aussi bien fait de s'en passer ; dans l'origine il ne devait pas y en avoir ; ce n'est que plus tard que la commission s'est déterminée à les commander, sauf à ne pas les poser, si elle le jugeait convenable. L'essai qui avait été fait sur le piédestal provisoire aurait dû éclairer la commission et la décider à les supprimer. La statue a coûté 12,000 fr. ; dans cette somme, les bas-reliefs entrent pour 800 francs. Le piédestal et son entourage sont de pierre noire d'Écaussines, près Mons ; sa forme carrée et anguleuse est moins heureuse que celle qui a été adoptée à Amiens pour le monument de du Cange. Les frais de construction montèrent à 2,653 fr. sans compter les 500 fr. que coûta le piédestal de bois improvisé pour la fête du i8 juin 1848. Il fallait, avant tout, abaisser le terrain sur lequel la statue s'élève ; au lieu de cela, on a commis la faute d'exhausser encore le monument de deux grandes marches, aussi sa hauteur n'est-elle pas en harmonie avec ses autres proportions. La grille a été faite à Montdidier, et revient à 2,300 francs. Le piédestal définitif et les divers travaux d'appropriation n'ont été terminés qu'en 1851.

Le montant de la souscription, intérêt compris, était, au 31 décembre 1851, de 16,000 fr. environ. Cette somme a été employée entièrement, à l'exception de quelques centaines de francs, qu'on pourrait utiliser convenablement en faisant frapper une médaille commémorative de l'inauguration de la statue.

Le portrait que Cuvier a tracé de notre compatriote, dans son discours prononcé à l'Institut le 9 janvier 1815, terminera dignement ce qui regarde Parmentier :

« Partout où l'on pouvait travailler beaucoup, rendre de grands services et ne rien recevoir, partout où l'on se réunissait pour faire du bien, il accourait le premier, et l'on pouvait être sûr de disposer de son temps, de sa plume, et au besoin de sa fortune. Cette longue et continuelle habitude de s'occuper du bien des hommes avait fini par s'empreindre jusque dans son air extérieur. On aurait cru voir en lui la bienfaisance personnifiée. Une taille élevée et restée droite jusqu'à ses derniers jours, une figure pleine d'aménité, un regard à la fois noble et doux, de beaux cheveux blancs, semblaient faire de ce respectable vieillard l'image de la bonté et de la vertu. Sa physionomie plaisait surtout par ce sentiment de bonheur né du bien qu'il avait fait ; et qui en effet aurait mieux mérité d'être heureux que l'homme qui, sans naissance, sans fortune, sans grandes places, sans même une éminence de génie, mais par la seule persévérance de l'amour du bien a peut-être autant contribué au bien-être de ses semblables qu'aucun de ceux sur lesquels la nature et le hasard auraient accumulé tous les moyens de les servir. » Peut-on désirer un plus bel éloge et un plus digne appréciateur ?

Pendant les mois de mai, de juin, et la première quinzaine de juillet 1848, il y eut constamment de soixante à quatre-vingt-dix ouvriers employés aux travaux de charité ; cependant le blé ne pouvait être à plus bas prix, il se vendait 13 fr. l'hectolitre.

Le 23 juillet, M. Sené, curé de Poix, fut installé comme doyen de Montdidier, en remplacement de M. Aubrelicque, décédé : M. Gaudissart, curé de la paroisse Saint-Leu, à Amiens ; M. Leboulenger, vicaire et premier chantre de la cathédrale, et M. Bosquillon de Jenlis, chanoine honoraire, assistèrent à la cérémonie. Le clergé de la paroisse alla chercher en procession le nouveau curé au collége, où il était descendu ; M. Gaudissart monta en chaire, et, après avoir rendu hommage aux vertus de M. Aubrelicque, il fit de son successeur, que personne ne connaissait, le portrait le plus pompeux. M. Sené prit à son tour la parole, et paya avec usure M. Gaudissart de toutes ses flatteries ; il le couvrit de louanges : les auditeurs demeurèrent stupéfaits de cet échange interminable de compliments.

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