Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XIV - Section III
par Victor de Beauvillé
Section III
On propose de changer le nom de Montdidier
Plantation d'un arbre de la liberté
Le personnel de la mairie est renouvelé
Travaux exécutés à la route de Compiègne
Dans le courant de février, presque toute la noblesse du district fut arrêtée, sans distinction d'âge ni de sexe, et enfermée en grande partie dans la maison de M. Véranni de Varenne. Ces arrestations furent opérées le 16 février 1794, à trois heures du matin, en vertu d'une ordonnance d'André Dumont, datée de la veille à Péronne, et reçue à la municipalité, le 15 février, à neuf heures du soir. Comme on le voit, l'accomplissement de cette mesure ne se fit pas attendre : aussitôt reçu, l'ordre était exécuté. Le commandant Cassine, qui devait sa position à André Dumont, avait voulu par son empressement lui témoigner sa reconnaissance, et, assisté de quelques membres de la municipalité, s'était chargé de remplir les volontés de son protecteur. Vers la fin du même mois, les femmes furent transférées dans la maison de M. de Saint Fussien de Vignereul, rue de la Commanderie, et toute communication fut interdite entre les deux sexes. On procéda à une élimination parmi ces nombreux prisonniers ; ceux qui n’étaient pas nobles de naissance furent relâchés au bout de quelques jours, les autres furent retenus, et quelques-uns envoyés à Amiens.
Le 27 février 1794, André Dumont vint à Montdidier ; on lui avait présenté un grand nombre de mémoires en faveur des détenus, et l'on espérait qu'il allait mettre plusieurs d'entre eux en liberté ; mais il répondit qu'il n'avait pas ce pouvoir, que c'était au comité de salut public qu'il fallait s'adresser : il monta en chaire dans le temple de la Raison, et déclama le discours de rigueur.
L'église du Saint-Sépulcre avait servi jusqu'alors de lieu de réunion pour les assemblées populaires ; quand le culte de la Raison eut été proclamé, cette église fut abandonnée, et celle de Saint-Pierre, comme la première de la ville, fut affectée à cette destination. Tout emblème de la religion avait disparu : en face de la chaire on avait élevé une estrade surmontée des bustes de Voltaire, de Rousseau, de Charlier, de Marat, de Lepelletier et de Brutus. Leur présence devait inspirer les orateurs ; c'était une attention de la Société populaire, qui tenait aussi ses séances dans l'église. Aux harangues succédaient les contredanses, et le temple de la Raison servait de salle de bal. Les démagogues, coiffés du bonnet rouge, se faisaient un plaisir d'aller chercher les jeunes personnes appartenant aux premières familles de la ville, celles dont les principes et l'éducation répugnaient le plus à ces orgies, et ces jeunes filles étaient obligées, pour sauver leur liberté et celle de leurs familles, de se prêter à ces insolentes propositions. Un limonadier s'était établi dans le chœur, et étalait sur l'autel ses verres et ses bouteilles. Mais oublions ces temps de calamité, et faisons des vœux pour n'en voir jamais le retour.
La ville de Roye ayant répudié son nom, qui paraissait trop monarchique, pour prendre celui, beaucoup plus républicain, d'Avre-Libre, cette innovation excita l'émulation de nos administrateurs. Le 17 février, M. Pucelle, qui se piquait d'érudition, représenta que Didier, ancien roi des Lombards, passait pour avoir été le restaurateur de la ville de Montdidier ; que, ses habitants lui ayant par reconnaissance donné son nom, on devait, en signe de l'horreur qu'inspire tout ce qui provient de la royauté, changer celui de Montdidier ; il demandait en conséquence que la commune fût à l'avenir nommée la Montagne du Désir. Cette motion fut appuyée, et la discussion s'ouvrit sur le changement proposé. Le conseil municipal se transforma de sa pleine autorité en Académie des inscriptions et belles-lettres, et nos modernes Lycurgues, plus habitués à manier la truelle que la plume, dissertèrent imperturbablement sur cette question historique. Un membre objecta qu'il n'y avait pas de certitude que Didier eût donné son nom à la ville de Montdidier ; un autre, qui entretenait apparemment une grande correspondance, fit observer que le changement de nom des communes occasionnait beaucoup de retard dans le service des dépêches ; un troisième, plus avisé que tous, demanda l'ajournement de la proposition jusqu'à ce que l'on se fût assuré si effectivement la commune de Montdidier avait reçu son nom de Didier, roi des Lombards. C'était le parti le plus sage ; l'ajournement fut donc mis aux voix et adopté. Nous sommes presque tenté de regretter cette décision. Bien ou mal, la question eût été tranchée, et l'on pourrait répondre aux étymologistes trop exigeants ce qu'au Palais on répond à son adversaire : Il y a, arrêt, c'est jugé.
Plusieurs communes imitèrent le fol exemple de la ville de Roye, et la Neuville-sire-Bernard, entre autres, s'appela la Neuville-le-Verd.
Pour se consoler de cet échec, la Société populaire s'en prit aux noms des rues : elle se vengea sur les écriteaux du désagrément de n'avoir pu de-baptiser la ville. Les noms anciens et modestes de rue des Capucins, de la Vieille-Monnaie, des Morts, de Becquerel, de la Halle-aux-Draps, de la Commanderie, de la Croix-Bleue, et tant d'autres dont s'étaient contentés nos pères, et qu'il est intéressant de conserver, par la raison qu'ils perpétuent le souvenir du passé et fournissent des renseignements précis sur la physionomie montdidérienne au moyen âge, parurent indignes du jour, et furent remplacés par les noms plus distingués et plus ronflants de rues des Sans-Culottes, de l'Égalité, du Son du Canon, des Enfants de la Patrie, de la Baïonnette, du Bonnet-Rouge, de la Carmagnole, des Gardes-Françaises, etc. ; la promenade du Prieuré fut appelée le Cours Civique, et le Marché devint la place de la Révolution.
La plantation d'un arbre de la liberté était une cérémonie fort à la mode sous la première république. Plusieurs arbres avaient déjà été plantés, mais ils n'avaient d'arbres que le nom : c'étaient des baliveaux que l'on coupait à pied, et que l'on fichait en terre avec leurs feuilles ; ces prétendus arbres étaient l'image fidèle de la liberté qu'ils représentaient, ils n'avaient point de racines dans le sol.
Le 28 février 1794, on planta en grande pompe un nouvel arbre de la liberté, régénéré, arbre vivace, comme l'avait recommandé expressément le décret de la Convention nationale. La cérémonie rappela un peu la fête de la Raison. La déesse y parut non plus sur son char, mais simplement au milieu du conseil général. Le comité de surveillance, la Société populaire, les officiers de santé de l'hôpital ambulant, toutes les autorités, les dragons et l'infanterie en garnison dans la ville, assistèrent à cette plantation. Il tombait une pluie battante, aussi l'oratoire du Sépulcre fut-il indiqué comme lieu de réunion : de là le cortége se dirigea, à trois heures, vers le temple de la Raison, où était déposé l'arbre régénéré. Après la lecture de diverses lois et le chant de quelques airs patriotiques, « le maire monta en chaire, et fit sentir combien étaient inappréciables les heureux fruits de la liberté ; il exprima sa reconnaissance et celle de la commune envers les pères de la patrie, les représentants du peuple, les vrais montagnards, qui, sur les ruines du despotisme, venaient de sauver la patrie et sauver la république française. L'infatigable Dumont, le sauveur du département, l'émule des montagnards, ne fut point oublié dans la péroraison. » Le maire le représenta comme le génie tutélaire du département, « qui ne voulait que le bonheur du peuple, et dont la main ferme et prudente ne pouvait qu'assurer le règne de la liberté, de l'égalité et de la raison. »
A part l'exagération de langage, il y avait un fonds incontestable de vérité dans ces paroles. Dumont n'était pas un homme altéré de sang comme son collègue Lebon, avec lequel il eut fréquemment à lutter pour protéger de malheureux proscrits ; c'est à lui que notre pays doit d'avoir échappé aux exécutions horribles qui ensanglantèrent le Pas-de-Calais.
Le discours de M. Pucelle fut, selon l'usage, couvert d'applaudissements et des cris mille fois proférés de Vive la république ! Vive la convention nationale ! Vive la liberté ! La musique exécuta différents morceaux d'harmonie, l'agent national de la commune donna lecture de plusieurs décrets, et l'orgue se fit entendre.
La cérémonie intérieure était terminée, mais la pluie continuait. Le maire, qui avait préparé un discours pour l'instant où l'arbre de la liberté serait planté, ne voulut pas en être pour ses frais d'éloquence ; il monta une seconde fois en chaire, ou plutôt à la tribune. Après avoir rappelé le décret de la Convention concernant la plantation d'un arbre vivace de la liberté, il donna libre carrière à sa verve. il aunonça que « le destin de l'arbre de la liberté était d'être planté d'un pôle à l'autre et d'embrasser l'univers de ses rameaux bienfaisants ; qu'à l'ombre de son feuillage nos neveux y célébreraient les époques fameuses de notre liberté. » Et il termina par le serment de maintenir la liberté et la constitution jusqu'à la mort, serment qui fut répété par les assistants.
Lorsqu'il n'y eut plus de discours à débiter, acteurs et spectateurs sortirent du temple de la Raison. L'arbre de la liberté (c'était un orme donné par le citoyen Sonnet) fut placé sur un brancard, entouré des membres du conseil général de la commune, et porté à bras jusqu'au milieu de la place de la Révolution, où il fut planté en l'honneur de la bienfaitrice du genre humain par la déesse de la Raison et par le maire. Cette fois c'était un arbre tout entier, garni de ses racines : pour faciliter sa croissance, on avait pratiqué une excavation de six pieds carrés, que l'on avait remplie de bonne terre prise dans les fossés de la ville. L'essence d'arbre avait été un sujet de débat au conseil municipal : le chêne, le tilleul et le sycomore avaient eu chacun leurs partisans ; enfin l'orme l'avait emporté. L'arbre était de grande taille et s'élevait plus haut que le clocher de l'hôtel de ville ; il était surmonté du bonnet rouge. La pluie ne cessa de tomber pendant la cérémonie, ce qui dut singulièrement contrarier les personnes qui ne pouvaient se dispenser d'y assister ; mais, comme il faut savoir prendre les choses du bon côté, ce contre-temps fut favorablement interprété, et le procès-verbal porte que la plantation fut favorisée par une pluie abondante, heureux présage pour la prompte végétation de l'arbre.
Le 10 mars, on planta encore un autre arbre de la liberté dans la cour de l'hôpital, mais avec moins d'apparat. Les membres de la municipalité seulement s'y étaient rendus, revêtus de leur écharpe ; c'était le cinquième arbre que l'on plantait depuis le commencement de la révolution. Deux jours après, on mit en liberté vingt et une personnes faisant partie de celles qui avaient été arrêtées à la fin du mois de février : c'était peu en comparaison de la quantité de prisonniers.
Le 9 mars 1794, André Dumont vint à Montdidier ; le Registre de la permanence contient sur son séjour dans notre ville les détails suivants : « L'arrivée en cette commune d'André Dumont, représentant du peuple, ayant été annoncée dès hier au soir, toute la force armée s'est assemblée sur la place de la Révolution ce matin à dix heures. Le représentant étant arrivé à trois heures, tous les corps constitués se sont rendus au directoire, où il est descendu. Là, ils lui ont été faire visite avant son dîner. A cinq heures, il s'est rendu au temple de la Raison, après avoir donné l'ordre d'inviter les citoyens soldats et les soldats citoyens à quitter leurs armes. Tous les habitants de cette commune s'y sont rendus en même temps. Monté à la tribune aux applaudissements des assistants, il a fait un discours qui a duré une heure et demie, et dont il serait difficile de faire une longue analyse dans un procès-verbal. Il a parlé des deux espèces d'hommes qui ont fait le plus de mal à la société, à l'humanité entière : les ci-devant nobles et les prêtres ; il a retracé les monstrueux vices des uns, l'imposture et l'hypocrisie des autres. Ses tableaux étaient si vrais, si frappants, que les auditeurs l'interrompaient malgré eux et par un mouvement spontané, en criant : Oui, oui, c'est vrai : nous les reconnaissons à ces traits ; mais ils ne nous en imposeront plus. Vive la république ! Ensuite il a fait la comparaison des vertus fausses et insignifiantes prêchées autrefois dans la même tribune par ceux même qui n'y croyaient pas, d'avec les vertus républicaines et sociales. Cette comparaison a été tellement sentie que, par un doux murmure, il semblait que chacun se reprochait d'avoir langui trop longtemps dans l'ancien préjugé. Il a tonné contre l'ivrognerie, ce vice affreux qui fait tomber dans bien d'autres, et contre le jeu, non moins pernicieux sous tous les rapports. Enfin ce véritable apôtre de la raison et de la vérité a exhorté les citoyens à la soumission aux lois, à la plus étroite union entre eux, à se livrer à la joie et même à la danse, dont le produit serait au profit des pauvres ; de ne plus célébrer ce que l'on appelait autrefois les dimanches et les fêtes, mais seulement les jours de décades et ceux consacrés par les lois pour les fêtes civiques. Descendu de la chaire de charité couvert d'applaudissements et de bénédictions, l'appel nominal des membres du conseil général de la commune s'est fait ; chacun de ses membres a monté à la tribune, et a été confirmé en sa place provisoirement par les suffrages du peuple consulté à cet effet.
Ce matin à huit heures, les officiers municipaux ont été, en écharpe, saluer le représentant Dumont, qui est monté en voiture une demi-heure après pour aller à Noyon. »
M. Pucelle ayant été élu juge de paix le 13 mars 1794, M. Petit, notaire, fut nommé maire de Montdidier, par arrêté d'André Dumont, du 15 du même mois ; car, dans ce temps de singulière liberté, les citoyens n'étaient plus libres de choisir leur premier magistrat, on le leur imposait absolument comme sous l'ancien régime, contre lequel ils criaient tant. M. Petit était un de ces hommes qui prennent part aux révolutions, moins par goût que par nécessité, plutôt pour sauver leur vie et leur fortune que par conviction : l'on doit rendre cette justice aux différentes personnes qui, dans notre ville, se sont succédé au pouvoir : elles ont en toutes circonstances fait preuve d'une grande humanité ; l'échafaud ne se dressa jamais dans nos murs, et Montdidier fut préservé autant que possible des excès qui souillèrent tant de cités. L'administration municipale fut changée. Les choix d'André Dumont furent dictés par l'intérêt général ; il purgea en partie le conseil de la commune des meneurs qui s'étaient emparés de la direction des affaires : on parla moins, et l'on travailla davantage.
La route d'Abbeville à Compiègne fut rectifiée dans la traversée du Marché aux chevaux ; elle formait en cet endroit un coude très-sensible, qui occasionnait de fréquents accidents ; au lieu de suivre une ligne courbe, comme aujourd'hui, elle se dirigeait sur la porte d'Amiens, pour retourner brusquement vers la rue du Manége. Afin d'obvier à cet inconvénient, on s'empara d'une partie de l'ancien cimetière de l'Hôtel-Dieu. Ces travaux donnèrent de la besogne aux ouvriers, et eurent, en outre, un résultat très-avantageux : de nouvelles habitations s'élevèrent le long de la route, et formèrent un véritable faubourg, au lieu de quelques maisons isolées qui auparavant existaient en dehors des portes.
L'ennemi occupait toujours la frontière du nord. Le 1er mai, les Autrichiens s'emparèrent de Landrecy ; cet échec fut compensé par la prise de Lannoy et de Roubaix. Le 13 mai et les jours suivants, de nombreux prisonniers passèrent à Montdidier ; on fut alors à même d'apprécier l'utilité de l'hôpital militaire récemment installé dans l'ancien couvent des Ursulines : dans le courant du mois de mai, près de huit mille blessés ou malades y furent admis, et dirigés ensuite sur d'autres établissements.
Les finances étaient épuisées, la dépréciation du papier-monnaie faisait chaque jour des progrès effrayants, et la rareté du numéraire allait en augmentant ; à défaut de pièces d'or et d'argent, la république mit en circulation une quantité énorme de monnaie de billon. Dans les mois d'avril et de mai 1791, les cloches des églises du district furent envoyées à Paris, et transformées es en gros sous et en pièces de canon ; la valeur du fer provenant des églises supprimées et des bâtiments nationaux, devait, par délibération du 5 avril 1794, être employée à faire fabriquer les outils nécessaires à la réparation des routes sur la frontière du Nord.
Le mobilier des églises, devenu inutile depuis leur fermeture, les chasubles, devantures d'autel, ornements, etc., furent vendus le 6 mai et jours suivants ; les galons, les franges d'or et d'argent furent décousus et envoyés, avec les étoffes qui contenaient des matières semblables, à l'hôtel des Monnaies à Paris.
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