Histoire de Montdidier

Livre I - Chapitre XIV - Section I

par Victor de Beauvillé

Section I

Formation d'un comité de subsistances

Troubles qui précédèrent la fête de la Raison

Réjouissances auxquelles donne lieu la reprise de Toulon

 

La disette se faisait vivement sentir, et il fallut employer la force pour contraindre les fermiers à payer les redevances qu'ils devaient en nature : on interdit la sortie des denrées ; les comestibles les plus communs, le beurre, les œufs, étaient presque des aliments recherchés. Le pain valait 3 sols la livre, d'après la taxe, mais celle-ci n'était pas observée, et il se vendait beaucoup plus cher.

Pour que l'égalité ne fût pas un vain mot, la Société populaire demanda qu'il ne fût fait qu'une seule espèce de pain. Le 18 novembre, on organisa un comité de subsistances qui devait se mettre en relation avec celui de Paris, et veiller à l'approvisionnement des communes du district. Il était composé de onze membres, dont cinq étaient pris dans la municipalité et six dans la Société populaire, qui s'était ainsi assurée de la majorité. Au reste, la municipalité semble abdiquer et reconnaître hautement la supériorité de cette Société, dans l'exposé des motifs qui déterminèrent l'organisation du comité :

« Un des bienfaits de la Société populaire, » est-il dit, « est de surveiller les administrateurs (on ne peut imaginer un langage plus avilissant), de s'occuper des besoins des peuples, des moyens à employer pour que les subsistances ne manquent point dans les communes où il en existe. »

La nouvelle Société populaire tenait ses séances dans les bâtiments de l'ancien Hôtel-Dieu donnant sur la rue Saint-Pierre ; elle se réunissait aussi quelquefois au palais de justice. Les assemblées avaient lieu tous les trois jours ; on discutait sur la marche à suivre, sur la direction à imprimer aux affaires ; on y lisait à haute voix les journaux, et, après cette lecture, un membre montait à la tribune et prononçait un discours relatif aux événements les plus récents. Le conseil de la commune était fort humble devant ce club et n'avait garde de lui faire de l'opposition.

Le 28 novembre 1793, la Société, son président en tête, alla trouver la municipalité, et l'invita à faire célébrer la fête de la Raison. II n'y avait pas à hésiter. Le conseil municipal, après avoir pris pour la forme l'avis du procureur syndic de district et celui de procureur de la commune, tous deux présents à la séance, considérant que la philosophie a éclairé les citoyens de la commune, que la raison a triomphé du fanatisme, décida qu'une fête en l'honneur de la Raison serait célébrée à Montdidier.

Norbert Laurent, commissaire de la Convention dans le département de la Somme, accompagnait les membres de la Société populaire. Il prit la parole, et engagea la municipalité à fermer les églises qui pouvaient encore exister dans la ville. Le conseil municipal, déférant, c'est l'expression dont il se sert, au vœu du commissaire, arrêta, séance tenante, que, sur les quatre heures du soir, il se rendrait dans les diverses églises et les ferait fermer de manière à empêcher complétement l'exercice du service divin ; en outre, que les scellés seraient apposés sur les armoires et dans la sacristie.

Au lieu de provoquer ces mesures, la Société populaire aurait mieux fait de s'occuper de la question des subsistances, pour laquelle elle s'était éprise d'un si beau zèle, et qui devenait chaque jour plus embarrassante. Le 29 novembre, la municipalité reçut du directoire de district une lettre datée du 26 du même mois, dans laquelle on l'informait que la commission des subsistances militaires exigeait du district une fourniture de cinq mille cinq cents quintaux de blé livrables à la Fère le 5 décembre suivant  ; que la part mise à la charge de la commune s'élevait à quatre cent soixante-quinze quintaux quatre-vingt-sept livres.

Pour couper court à toute réclamation, le directoire ajoutait qu'il était inutile de faire des observations, attendu que l'administration avait reçu l'ordre de n'en écouter aucune ; il prévenait les officiers municipaux qui négligeraient de dénoncer les citoyens coupables de ne point obtempérer a cette réquisition, qu'ils seraient, ainsi que les récalcitrants, mis en arrestation et livrés aux tribunaux pour être punis comme suspects, ennemis de la liberté et contre-révolutionnaires. C'était s'exprimer en termes clairs ; aussi s'occupa-t-on immédiatement de pourvoir à cette fourniture et de désigner les citoyens chargés d'en opérer la livraison. Un long délai ne leur était pas accordé : le 3 décembre, le blé devait être versé dans les magasins du district ; les commissaires répondaient sur leur tête de l'exécution de cette mesure. Liberté, égalité ou la mort : de ces trois mots, qui formaient la devise de la République, le dernier seul était une vérité.

La célébration de la Fête de la Raison et la fermeture des églises, que venait d'ordonner la municipalité, n'avaient pas obtenu l'assentiment général ; ce serait se tromper gravement que de regarder la masse de la population comme complice des crimes de cette époque ; elle subissait la loi d'une minorité redoutable. Les instigateurs de la fête ne perdirent point de temps pour faire leurs préparatifs. Le 29 novembre, Sénéchal, qui cumulait les fonctions d'officier municipal avec le métier de charpentier, se mit à la besogne. Pour élever l'autel de la Raison, il fallait déplacer le tabernacle, les stalles, les statues qui décoraient le chœur de Saint-Pierre ; tout à coup Sénéchal refusa d'agir, et éprouva des scrupules.... d'argent. Il lui était dû des fonds dont le payement se faisait attendre, et il craignait de faire de nouvelles avances. Le procureur de district, Varin, leva la difficulté en déclarant à Sénéchal que l'administration solderait les dépenses, sans examen. Les tableaux représentant des sujets de la vie de saint Pierre et de saint Paul faillirent disparaître, et n'échappèrent à la destruction que par suite d'une observation de Chopart, qui fit remarquer que le vide qu'ils laisseraient offrirait un coup d'œil choquant.

Un mécontentement profond accueillit la décision des agents du pouvoir. Bientôt l'enlèvement des objets qui, depuis tant d'années, étaient en possession de la vénération publique excita une vive fermentation, et le sentiment religieux, violemment comprimé, fit explosion.

La municipalité était dans l'usage de faire lire, à midi, un bulletin des événements du jour ; c'était un moyen de tenir le peuple au courant de ce qui se passait : ce bulletin ne renfermait, comme on peut bien le penser, que les nouvelles dont la publication pouvait servir les intérêts de l'administration. Le 3 décembre 1793, aussitôt après la lecture faite par le citoyen Sonnet, un grand nombre d'habitants, presque tous des faubourgs Saint-Médard et Saint-Martin, irrités des mutilations que l'on commettait à Saint-Pierre, où ils venaient de voir à l'œuvre l'ordonnateur de cette fête impie, firent irruption dans la salle de la mairie, demandant de quel droit on se permettait de dévaster l'église. Sonnet et Chopart, officiers municipaux, étaient à l'hôtel de ville avec le municipal Courtois, qui s'y trouvait ce jour-là en permanence. Ils répondirent aux envahisseurs qu'ils n'étaient point en nombre suffisant pour faire droit à leurs réclamations et ne pouvaient délibérer sur ce sujet ; qu'ils allaient en conférer avec le maire, qui était en ce moment au directoire, et ils engagèrent la foule à attendre le retour du premier magistrat.

A peine Sonnet et Chopart avaient-ils eu le temps d'informer les administrateurs de district et le maire de ce qui se passait, que le peuple impatient quitta la mairie et se porta au directoire. Le maire sortit et voulut calmer les esprits ; il essaya, mais vainement, d'expliquer les motifs qui avaient déterminé à faire enlever les objets dont on exigeait le maintien : ce fut inutile. L'émeute grossissait et devenait de plus en plus menaçante. Le maire, les deux officiers municipaux Sonnet et Chopart, l'administrateur de district Le François, et le procureur Varin, furent entraînés à l'église Saint-Pierre, qu'ils trouvèrent toute grande ouverte. A la vue du sanctuaire dont ils se constituaient les défenseurs, les habitants réitérèrent leurs plaintes avec une nouvelle énergie ; l'effervescence fut bientôt à son comble ; on alla prendre à son domicile un nommé Vannemarck, et on le conduisit au district, ensuite à l'église, où il fut maltraité violemment. Ce Vannemarck était un artiste belge, logé chez M. Pucelle ; c'était lui qui peignait les décorations républicaines, et métamorphosait l'intérieur de Saint-Pierre en temple de la Raison. Pour le soustraire à la fureur populaire, on le déposa à la maison d'arrêt. Sans égard pour ses fonctions, Varin fut souffleté à la porte de l'église.

Un groupe de jeunes gens entra dans Saint-Pierre au cri de Vive la religion ! renversa le procureur syndic, l'étendit sur le dos, et, oubliant le premier précepte de la religion, la charité pour le prochain, faillit le tuer. Nous t'ouvrirons le ventre, vociféraient-ils dans leur exaltation ; et ils brandissaient un tranchet au-dessus de sa tête : le malheureux courait risque de perdre la vie. Pour calmer le mouvement, le maire fut obligé de céder et de donner satisfaction à l'opinion publique : il promit de faire remettre en place ce qui avait été enlevé. Comme le maire et les administrateurs rentraient à la maison commune, arriva Wallet, membre de la commission révolutionnaire du département de la Somme. Il exhiba ses pouvoirs, et fit à l'instant cesser le tocsin, dont les coups redoublés appelaient les citoyens aux armes ; un détachement de cavalerie accompagnait le commissaire. La municipalité enjoignit à l'officier qui le commandait de laisser sa troupe à cheval ; en même temps les soldats en garnison dans la ville prirent position dans les quartiers qui leur furent assignés. Une collision sanglante était à craindre ; l'irritation du peuple ne connaissait plus de bornes ; un furieux voulait aller chercher un billot pour couper la tête du commissaire. Les soldats n'étant pas en force, Wallet prit sagement le parti d'agir avec douceur. Il se rendit à Saint-Pierre ; au moment où il entrait, on apportait plusieurs enfants pour les faire baptiser ; Wallet, levant les bras, dit qu'il voulait être le parrain de tous ces enfants ; cette proposition inattendue, on peut dire burlesque, imprima un autre cours aux idées et fit renaître un peu de calme. Wallet écouta patiemment les réclamations qui lui furent adressées, et prêta l'oreille aux différents partis. La municipalité commença par lui exposer l'intention que l'on avait de célébrer la fête de la Raison, et la nécessité où l'on se trouvait de fermer les églises, pour se conformer à l'invitation de Norbert Laurent. Les opposants, prenant à leur tour la parole, demandèrent au commissaire de donner des ordres pour le rétablissement du culte dans l'église Saint-Pierre. Wallet répondit que rien ne s'opposait à ce que l'on célébrât la messe comme à l'ordinaire ; sur cette déclaration, la municipalité requit immédiatement des ouvriers pour rétablir ce qui avait été dérangé. Alors le peuple satisfait quitta l'église et se dispersa tranquillement. C'est à cette manifestation énergique de la population que l'on doit la conservation des riches boiseries et des sculptures du chœur de Saint-Pierre ; elles n'auraient pu, sans cela, échapper au marteau des démolisseurs.

Après ce premier acte de réparation qui lui concilia la faveur populaire, Wallet fut engagé par les habitants à se rendre à l'oratoire du Sépulcre pour écouter leurs plaintes ; il y consentit : refuser eût été dangereux. Le spectacle qu'offrait la réunion était des plus curieux. L'église regorgeait de monde ; la foule rugissante, et maîtresse absolue pour quelques instants, l'envahissait de toute part ; elle ondulait comme les flots d'une nier agitée : dans la chaire, le commissaire, pâle, tremblant, était aussi souple que possible devant cette multitude, qui, dans un moment de colère, pouvait le mettre en pièces. Wallet consentit à tout. Nous voulons des prêtres, criait la foule. Vous en aurez. — Nous voulons la messe ? Vous l'aurez, répondait le commissaire. Ce qu'on exigeait était immédiatement accordé. Vannemarck, cause involontaire de cette émeute, fut, sur son ordre, maintenu en prison. Wallet indiqua une seconde réunion à l'Oratoire pour le lendemain à huit heures du matin. Comme elle tardait, le tocsin fut de nouveau sonné, et le peuple se porta en masse à Saint-Pierre. Le commissaire, voyant à qui il avait affaire, fit mettre la troupe sous les armes, et se hâta de se rendre au Sépulcre. Il écouta les demandes des habitants, accorda les unes, et renvoya les autres à l'examen de la municipalité ; mais, à peine parti, il oublia ses promesses : des troupes furent dirigées sur Montdidier, et avec la force reparut l'arbitraire. On s'empara des plus ardents ; une douzaine de personnes furent arrêtées, mises en prison, et transférées à Amiens, d'où elles ne revinrent qu'un mois après, sur les sollicitations de la déesse de la Raison.

Les arrestations politiques suivaient leur cours. Dans la nuit du 13 décembre, plusieurs personnes de l'un et de l'autre sexe furent incarcérées. La prison étant trop petite pour le nombre de détenus qu'elle renfermait, les prisonniers furent entassés les uns sur les autres dans des réduits étroits et malsains. On proposa de transformer en lieu de dépôt l'ancienne chambre du conseil, qui communique avec la salle des Pas-Perdus, mais ce projet ne fut exécuté que plus tard.

Le 30 décembre 1793, on célébra la fête ordonnée par la Convention à l'occasion de la reprise de Toulon. La garde nationale et la troupe se rassemblèrent sur la Place, et formèrent le cercle autour de l'arbre de la liberté, qui faisait face à un théâtre surmonté d'une pyramide chargée de lampions. A peu près à la hauteur de la rue de la Halle-aux-Draps, on voyait un transparent à quatre faces sur chacune desquelles étaient inscrits des vers analogues à la circonstance ; un peu plus loin, un bûcher composé de fagots s'élevait à une certaine hauteur. Vers les trois heures, les autorités se réunirent à l'hôtel de ville, et allèrent en corps au district prendre les administrateurs.

La cavalerie ouvrait et fermait la marche. Le cortége sortit par la porte d'Amiens et rentra par celle de Roye. Arrivées sur la Place, les troupes défilèrent devant le commandant ; puis un sergent du 56e régiment d'infanterie monta sur le théâtre, et chanta, avec l'énergie d'un vrai républicain, use hymne fort bien fait sur la reprise de Toulon. Les corps constitués se rendirent ensuite à l'endroit où était dressé le bûcher ; le maire prononça un discours rempli du plus pur patriotisme, et, accompagné du commandant temporaire Cassine, il alluma le feu de joie, qui dura deux heures, pendant lequel temps tous les spectateurs n'ont cessé de témoigner leur satisfaction. Deux livres de pain et un billet de 15 sols avaient été distribués le matin à chaque indigent. Le soir la ville fut illuminée. Le citoyen maire monta à l'auditoire, accompagné du citoyen Morel, ménétrier ; aussitôt arrivé, il a ouvert le bal, auquel s'est trouvé un grand nombre de citoyens et citoyennes, qui se sont retirés à minuit, suivant l'ordre donné. Pour être maire, à cette époque, il fallait, comme l'on dit vulgairement, savoir jouer de la langue et des jambes ; M. Pucelle possédait à un haut degré ces deux qualités, et, jusque dans un âge avancé, il conserva la manie de faire des discours : président du tribunal de première instance sous l'Empire, il ne recevait pas le serment d'un huissier ou d'un garde champêtre, qu'il ne saisît l'occasion de faire parade de son éloquence ; c'était chez lui une vieille habitude révolutionnaire.

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