Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre XII - Section II
par Victor de Beauvillé
Section II
Formation de la garde nationale
Les émotions politiques ne pouvaient opérer qu'une diversion momentanée à des souffrances trop réelles. Les craintes que l'hiver de 1789 avait inspirées se réalisèrent. Le prix du blé haussa rapidement. Dans le mois de mai, le sac de deux cent quatre-vingts livres pesant se vendait 60 liv. ; l'orge, 11 liv. le setier, et encore avait-on grand'peine à s'en procurer. Les gens de la campagne n'osaient apporter leur grain, de peur d'être pillés ; grâce cependant à la vigilance de ses magistrats, Montdidier fut préservé des scènes déplorables qui affligèrent plusieurs cités du royaume ; l'ordre y fut maintenu, et l'on ne manqua jamais des denrées indispensables. Les jours de marché, on faisait venir de la cavalerie de Roye : cette sage précaution rassura les cultivateurs, et ils continuèrent à nous approvisionner comme par le passé. La détresse était grande : tous les vendredis, plus de cinq cents pauvres du dehors fondaient sur la ville ; ce nombre était encore grossi par les indigents de Montdidier, qui assiégeaient constamment les portes des personnes un peu fortunées. Le prix du blé allant toujours en augmentant, chacun sans distinction se mit à manger du pain de seigle, et l'on fit même du pain d'avoine. La récolte, cette année, ne commença que le 15 août.
Les événements arrivés à Paris le 14 juillet 1789 eurent un retentissement immense dans les provinces. L'émeute ensanglanta diverses communes de nos environs. Les membres de la municipalité se réunirent à l'hôtel de ville, et prirent des mesures exceptionnelles pour prévenir de semblables malheurs. Des patrouilles à la tête desquelles marchaient de notables habitants furent détachées dans la campagne, afin de sommer en quelque sorte les cultivateurs, que la peur retenait chez eux, d'envoyer vendre leurs grains.
Le 23 juillet, on tint une assemblée à la mairie, à l'effet d'organiser une milice bourgeoise destinée à veiller au repos public. Chacun répondit avec empressement à cet appel volontaire, et plus de cinq cents personnes se trouvèrent sous les armes. On appréhendait surtout les jours de marché.
Le 25 juillet, qui était un samedi, on redoubla de prudence : la garde bourgeoise fonctionna pour la première fois ; à chaque porte était placé un piquet de vingt-cinq hommes ; on enlevait aux gens de la campagne les armes et jusqu'aux simples bâtons qu'ils tenaient à la main ; on fouillait ceux qui se présentaient avec des sacs vides, afin de s'assurer si, pour payer le blé qu'ils prétendaient acheter, ils possédaient l'argent nécessaire ; quand ils n'en avaient point, ils étaient reconduits jusqu'à l'extrémité des faubourgs entre deux fusiliers, et menacés de prison s'ils reparaissaient ; des sentinelles étaient placées aux brèches comme en temps de siége, et les rondes se faisaient avec une exactitude militaire. Ces précautions empêchèrent le désordre, et les habitants purent se procurer à un prix modéré le blé dont ils avaient besoin.
A ces appréhensions en succédèrent de plus vives. Le 24 juillet, sur les neuf heures du matin, plusieurs personnes de la campagne, venant les unes de la Neuville-le-Roy, les autres de Gannes, de Méry et de différentes communes, arrivèrent au grand galop, annonçant qu'une multitude innombrable de brigands, soutenus par trois ou quatre mille hussards, le sabre à la main, fauchaient les blés ; que Warnavillers, Estrées-Saint-Denis et les villages de ce canton étaient dévastés ; que ces brigands ne tarderaient pas à arriver à Montdidier. Le tocsin sonna aussitôt à l'hôtel de ville et dans les églises : en moins d'une demi-heure tout le monde prit les armes. Deux ou trois hommes de bonne volonté sortirent pour aller reconnaître ces brigands dont on signalait déjà l'approche, pendant que dans la ville on prenait toutes les dispositions pour les repousser vigoureusement : des patrouilles furent organisés ; on ouvrit à la hâte des fossés devant les parties de murailles qui étaient détruites ; les remparts étaient gardés ainsi que les brèches ; on fit des amas de pierres sur les boulevards et dans les greniers ; chacun s'arma de ce qu'il rencontrait sous sa main : fusils, pistolets, sabres, piques, cognées, tout était bon ; on envoya à Amiens, à Breteuil, à Roye, à Clermont, à Compiègne, donner avis de la position dans laquelle on se trouvait, et réclamer des secours. Ce fut pendant deux heures une anxiété indicible ; enfin l'on apprit que rien de ce qu'on annonçait n'était vrai, qu'on n'avait rien vu, rien brûlé, et que ces prétendus brigands qui coupaient les blés n'existaient que dans des imaginations effrayées.
Combien de malheurs causa cette terreur panique ! A quels excès ne se laissa-t-on point entraîner par cette crainte chimérique de blés coupés ! idée perfide, machination détestable, ourdie dans les clubs de Paris, et qui devait, à un jour donné, porter l'agitation dans toute la France. On croit avec peine aujourd'hui à la réussite d'une pareille manœuvre ; il semble qu'elle dépasse les limites de la crédulité populaire ; cependant ce bruit prit racine et se propagea avec la rapidité de l'éclair. Ce fut un moment terrible à passer ; pour bien des gens de la campagne, le souvenir des événements de la révolution commence à s'effacer des esprits, mais l'impression produite par la nouvelle que l'on coupait les blés est vivace encore. Les rumeurs les plus absurdes sont celles qui se répandent le plus promptement : en 1832, par exemple, ne vit-on pas, à l'époque du choléra, le peuple de Paris se persuader que les porteurs d'eau avaient empoisonné leurs sceaux, et que l'autorité était leur complice ?
A peine les Montdidériens étaient-ils remis de cette rude alerte qu'ils apprirent qu'un nombre considérable d'habitants du Santerre et des environs d'Amiens, avertis du danger que nous pensions courir, arrivaient à notre secours. Il n'y avait pas moyen de leur faire rebrousser chemin, et, quelque appréhension que leur nombre inspirât, on leur ouvrit les portes. Ils étaient plus de cinq à six mille, portant tous la cocarde tricolore et armés la plupart de fourches ; ils défilèrent en assez bon ordre et vinrent se ranger sur la Place : il pouvait être une heure de l'après-midi. C'étaient des alliés dont il était urgent de se débarrasser au plus vite. Le maire, M. de Saint-Fussien de Vignereul, s'y prit avec adresse ; il leur fit force compliments sur leur zèle, et leur adressa au nom des habitants tous les remercîments possibles, puis il les engagea doucement à retourner chez eux, leur laissant à entendre que la ville était hors d'état de pourvoir à leur subsistance ; mais ces braves gens, dont on ne saurait trop louer l'empressement généreux, répondirent qu'ils ne voulaient point nous être à charge, qu'ils étaient munis de ce qui leur était nécessaire. Effectivement, tous avaient apporté leur pain ; plusieurs communes avaient même eu la précaution de faire suivre de charrettes qui en étaient chargées le détachement qu'elles envoyaient à notre aide. A force d'instances, nos auxiliaires se décidèrent cependant à se retirer ; le maire et plusieurs militaires qui avaient secondé ses efforts se mirent à leur tête, et les reconduisirent jusque dans le fond d'Amiens.
A cet incident en succéda un autre. Sur les cinq heures du soir, les habitants de Moreuil et des environs amenèrent à l'hôtel de ville M. de Braches, capitaine aux gardes, et plusieurs officiers du même corps qui se trouvaient chez lui, et que l'on suspectait, suivant le langage du temps, d'être traîtres à la patrie. On ne savait qu'en faire ; pour les tirer d'embarras, on ne trouva d'autre moyen que de leur donner à signer une déclaration portant que : « justement alarmés des troubles qui agitaient la ville, ils s'étaient mis à la tête de leurs vassaux pour venir au secours de la patrie : » Ils lurent cette déclaration au balcon de la mairie, crièrent Vive le roi ! Vive le tiers état ! distribuèrent habilement quelques louis à la garde, et l'affaire n'eut pas d'autre suite. M. de Conty, seigneur d'Hargicourt, arriva au même instant, à cheval, à la tête de ses vassaux. C'était un vieillard fort aimé ; il harangua le peuple en face de l'hôtel de ville, et son discours fut suivi des cris de Vive le roi ! Vive le tiers état ! Vive notre seigneur !
Quelques largesses faites à propos portèrent l'enthousiasme à son comble, et l'on eût porté en triomphe M. de Conty, s'il y eût consenti.
Comme si aucun contraste ne devait manquer à cette journée du 27 juillet, la princesse d'Elbeuf traversa Montdidier, se rendant à son château de Moreuil. Par un changement subit, les mêmes paysans qui, quelques heures auparavant, entouraient, la menace à la bouche, M. de Braches et quelques malheureux officiers, passèrent tout à coup d'un extrême à l'autre, et vinrent se ranger autour de la voiture de la princesse ; ils voulurent l'accompagner jusque chez elle : ils étaient plus de trois cents, dont cinquante au moins à cheval ; ce fut avec cette escorte d'honneur improvisée que la princesse fit son entrée à Moreuil.
Dans la nuit, cinquante dragons arrivèrent d'Amiens pour garder la ville en cas d'événement. Les habitants refusèrent de les loger, et les dragons durent passer la nuit sur la place, sans pain pour eux et sans foin pour leurs chevaux ; ils étaient mauvais, et juraient comme on n'a jamais vu, rapporte un témoin oculaire. Le 28, à onze heures du matin, ils retournèrent à Amiens, très-mécontents de la réception qu'on leur avait faite. Les habitants cherchèrent à justifier leur conduite inhospitalière, en disant que l'entretien de la troupe eût été onéreux, et qu'ils redoutaient une collision entre les dragons et la milice bourgeoise.
Le même jour, le corps municipal se rendit au Prieuré, et demanda aux religieux de descendre la châsse des saints Lugle et Luglien, et de l'exposer dans l'église Saint-Pierre à la vénération des Montdidériens ; les Bénédictins y consentirent. La procession générale eut lieu le 2 août ; elle dura près de quatre heures. Les reliques, portées par des ecclésiastiques et des bourgeois, furent présentées successivement dans toutes les églises ; un peuple immense, accouru des campagnes, était venu se joindre à celui de la ville. La garde bourgeoise formait la haie : c'était la première fois qu'elle paraissait dans une cérémonie publique ; recrutée un peu précipitamment, elle avait besoin d'être organisée d'une manière plus régulière.
Le 17 septembre l'on s'occupa de ce travail. La ville fut divisée en quatre districts, qui étaient ceux de la porte de Paris, de la Place, de la porte Becquerel et de la porte de Roye. Chaque district fournissait deux compagnies de cinquante hommes commandés par un capitaine. M. Levasseur d'Armanville, chevalier de Saint-Louis, ancien capitaine de cavalerie, fut nommé colonel ; le commandement supérieur était réservé au maire. Dans chaque district on fit choix de trois personnes qui devaient former par leur réunion un comité permanent de douze membres chargés de concourir avec les officiers municipaux au bien commun ; le service de la garde était personnel, on ne pouvait se faire remplacer qu'une fois sur deux. La formation de ce corps, au moment où toutes les têtes étaient bouleversées par des histoires d'incendiaires et de brigands, était une garantie pour la tranquillité publique.
Le 15 août, la ville fut encore tout en émoi. On avait vu la fumée de deux incendies qui dévoraient une partie des villages d'Esclainvillers et de Saint-Sauflieu ; en même temps on avait aperçu un autre incendie dans la campagne du côté de Roye. Aussitôt les portes se ferment, et la milice prend les armes. Une compagnie de cinquante hommes se rendit à Ételfay, où le feu avait éclaté, et parvint à l'éteindre. A peine était-elle de retour que le tocsin sonne à Faverolles, et que l'on entend des coups de fusil dans cette direction. On ne doutait plus que ce ne fût le signal des malfaiteurs qui inspiraient tant d'effroi, lorsque heureusement on apprit que c'était la milice bourgeoise de Rollot, qui, ayant également aperçu le feu, venait au secours des incendiés, et tirait des coups de fusil pour éloigner les prétendus brigands. Les têtes étaient montées, les imaginations frappées ; on croyait à plus de dangers qu'il n'y en avait réellement ; mais de combien de malheurs ces craintes exagérées ne furent-elles point la cause !
Les achats considérables de blé que l'on faisait pour la capitale sur les marchés de Montdidier, de Roye et dans les différentes communes du Santerre, alarmèrent les esprits, et firent craindre que le prix de cette denrée ne s'élevât à un taux disproportionné avec les ressources de la population. La ville envoya trois personnes à Paris, à l'effet d'exposer la détresse dans laquelle se trouvait la partie de la province qui nous environne : MM. Maillard, Liénart et Verani, chargés de cette mission, ne purent se présenter à la barre de l'assemblée nationale, qui n'admettait dans le lieu de ses séances que les représentants d'une province entière ; mais ils firent part de leurs craintes au comité des recherches, et revinrent avec l'espoir qu'on allait s'occuper de soulager les maux qui affligeaient une partie de la Picardie.
Tous les jours un détachement de la garde bourgeoise allait avec la maréchaussée chercher du blé chez les cultivateurs. Le peuple se portait avec avidité à leur rencontre. Le samedi, la force armée stationnait sur le marché ; plusieurs personnes, même des femmes, pour avoir voulu vendre leur blé à un prix que l'on prétendait trop élevé, furent saisies par la populace et fouettées sur la place publique. La cherté des grains se fit sentir pendant près de six mois.
Signalons un de ces traits de générosité qui honorent leur auteur et méritent que son nom soit transmis à la postérité. Au milieu de la disette générale, alors que la frayeur fermait presque toutes les bourses, un citoyen donna l'exemple de la confiance la plus honorable. M. le Boucher, avocat au parlement de Paris, allié par sa femme aux premières familles de Montdidier, fit à la commune un prêt de 10,000 liv., à l'effet d'acheter du grain au plus bas prix possible et de le revendre au prix coûtant ; cette somme était prêtée sans intérêt ; la ville ne devait en opérer le remboursement qu'après que la vente du blé aurait été entièrement consommée. Cette proposition fut acceptée avec empressement. L'échevinage et le comité de la garde nationale envoyèrent deux de leurs membres remercier M. le Boucher, et lui présenter des lettres de citoyen de Montdidier, que la commune se faisait un devoir de lui offrir comme un témoignage de sa reconnaissance.
« Les officiers lui ont décerné cet honneur avec d'autant plus de plaisir, » porte le Registre aux délibérations de la ville, page 65, « qu'ils se glorifieront toujours d'avoir vu occuper les premières places de cette cité par la famille des Cauvel, qui l'a honorée dans une occasion éclatante et fait distinguer des autres cités dans la province de Picardie ; que le bienfaiteur serait en outre invité de prendre une place honorable au barreau de la ville toutes les fois qu'il lui plairait, ses avis et ses conseils devant être du plus grand poids dans les parties qui peuvent intéresser la chose publique. » M. le Boucher avait épousé mademoiselle Cauvel de Carouge, fille du président au grenier à sel.
Il fallait recourir à des moyens inusités pour obvier à la misère qui chaque jour faisait des progrès rapides. Les revenus de la ville étaient absorbés et au delà. Les projets les plus insensés étaient mis en avant : les uns proposaient de renvoyer les Frères et les Sœurs des écoles de charité, et d'expulser les ouvriers en bonneterie qui se trouvaient sans ouvrage ; les autres voulaient diminuer le nombre des paroisses et supprimer le pain des pauvres : de pareilles motions, où l'esprit révolutionnaire ne se faisait que trop sentir, ne pouvaient être mises à exécution sans produire une irritation générale.
Pour sortir de cette position difficile, on fit un appel forcé à la bienfaisance publique. Le 12 janvier 1790, la commune décida que ceux des habitants qui avaient conservé leurs boucles d'argent seraient invités à en faire le sacrifice en faveur des pauvres et des ouvriers sans travail, et que la liste de ces dons serait affichée à la porte de l'hôtel de ville. MM. Vérani de Varenne et Cauvel de Carouge furent priés d'engager leurs concitoyens à déposer leur offrande. Cette quête d'un nouveau genre produisit 900 livres. Heureux si l'on s'en fût tenu là ! Mais cette mesure n'était que le prélude d'autres plus arbitraires, et bientôt le domicile du citoyen ne devait plus avoir de secret pour l'inquisition la plus violente qui ait jamais existé.
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