Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre X - Section I
par Victor de Beauvillé
Section I
Antoine de Bertin, député aux états généraux
Troubles en Picardie pendant la minorité du roi
Passage de la reine d'Angleterre
La tranquillité qui commençait à renaître en France ne fut pas de longue durée : l'assassinat de Henri IV vint plonger la nation dans la stupeur.
Le 25 juin 1610, le maïeur Louis Binet, les échevins Mallet et Cousin furent envoyés à Paris, pour prêter, au nom des habitants, serment de fidélité à Louis XIII. Au mois d'août 1614, on procéda à l'élection des députés aux états généraux. Leur nomination donna lieu à une discussion très-animée : Abbeville prétendait que Péronne, Montdidier et Roye ne devaient pas élire de représentants, parce que ces trois villes étaient comprises dans l'étendue de son bailliage. Cette absurde prétention, que rien ne justifiait, fut accueillie comme elle le méritait : les trois villes furent maintenues dans le droit d'avoir leurs députés, mais il fut décidé qu'elles n'auraient qu'une seule voix à elles trois et que l'élection se ferait à Montdidier, malgré les protestations de Péronne qui voulut faire scission et voter séparément. Antoine de Bertin, lieutenant général au bailliage, maïeur de Montdidier, fut nommé à l'unanimité.
On ne pouvait faire un meilleur choix : les mémoires du temps parlent dans les termes les plus honorables du rang que ce député occupa aux états généraux. « Il s'y trouva, fit leurs remontrances (celles des habitants), représenta leurs intérêts, y fut considéré, y tint une place honorable et s'y acquit beaucoup d'estime. Antoine de Bertin fut aussi désintéressé que ses ancêtres, son crédit près du maréchal d'Encre fut advantageux à la ville et nullement à sa famille, il fut assez généreux pour luy demander pour les autres et rien pour luy, et quoi qu'il eust plus d'honneur que de fortune, il refusa l'argent que le maréchal d'Encre, qui connoissoit sa générosité à ne rien demander, luy fit offrir, la grandeur de son cœur et l'eslévation de son esprit ne pouvant souffrir ces sortes de récompenses ou de reconnoissances qui ne vont qu'à l'utile et point à l'honneur. » Que les temps sont changés ! On ne voyait pas alors un représentant recevoir sans pudeur un salaire souvent immérité ; dans la vieille France on était généreux pour les autres et sévère pour soi-même, on servait la patrie pour l'honneur et non pour l'argent.
Les divisions survenues pendant la minorité du roi entre les princes du sang et la reine-mère agitèrent fortement la Picardie. Plusieurs villes de la province avaient embrassé le parti des mécontents ; d'autres, et de ce nombre était Montdidier, restèrent fidèles au roi.
Dans le courant de l'année 1615, les ducs de Longueville et de Mayenne, qui se trouvaient, le premier à Noyon, le second à Corbie, se joignirent au duc de Bouillon, campé près de cette dernière place, et tous trois résolurent de surprendre Montdidier. Le 16 septembre, après avoir réuni, à trois lieues de cette ville, leurs forces composées d'Allemands et de carabins soutenus de quatre pièces de canon, ils se mirent en marche ; les princes étaient maîtres de dix-neuf villages, sur lesquels ils pouvaient s'appuyer pour opérer leur retraite : cette précaution ne leur fut pas inutile. Les habitants, prévenus à temps, se tinrent sur leurs gardes ; la garnison était forte d'une compagnie de chevau-légers commandée par le sieur de Contenant et d'un régiment sous les ordres du sieur de Norestan, arrivé ce jour-là même dans la matinée. Le sieur de Contenant sortit de la place avec deux gentilshommes des chevau-légers des mieux montés pour faire une reconnaissance, et rentra après avoir rencontré les éclaireurs de l'armée des princes. Aussitôt que l'ennemi fut en vue, la sentinelle qui était de faction sur un des clochers de la ville sonna le tocsin et donna le signal d'alarme ; en un instant tout le monde fut sous les armes : habitants et soldats rivalisent de zèle, chacun court à son poste, les murailles se garnissent comme par enchantement de lances et de mousquets. Le sieur de Contenant s'avança dans la plaine, à la tête d'une centaine de cavaliers ; mais, le petit nombre d'hommes dont il pouvait disposer ne lui permettant pas d'attaquer, il se borna à escarmoucher sur les ailes de l'armée ennemie : nos cavaliers tuèrent quelques Allemands et carabins, et s'emparèrent des chevaux et des dépouilles qu'ils ramenèrent à Montdidier ; de notre côté, nous n'eûmes qu'un seul homme tué.
Cette sortie audacieuse, et plus encore la contenance résolue des habitants jointe a la promptitude qu'ils avaient mise à déjouer le coup de main projeté contre eux, déconcertèrent les princes ; ils passèrent devant Montdidier sans oser l'attaquer, et battirent en retraite, se dirigeant vers Maignelay, qui appartenait au duc de Candalle, fils du duc d'Épernon, un des chefs de leur parti.
Antoine de Bertin remplit avec énergie, dans cette conjoncture délicate, les devoirs que lui imposait sa charge de maïeur ; il donna à son souverain des preuves si éclatantes d'attachement et de fidélité, que Louis XIII voulut lui en témoigner sa gratitude d'une manière toute spéciale. Au mois de mars 1616, le roi écrivit au gouverneur de Montdidier, à ses officiers et à ceux de la ville, de ne convoquer aucune assemblée pour l'élection d'un maïeur, son intention étant que le sieur de Bertin soit encore continué en cette charge pour l'année 1616, et sans tirer à conséquence ny préjudicier aux droits de la ville. Les intentions du roi étaient trop conformes au désir des habitants pour que ceux-ci ne s'empressassent pas d'y déférer, et jamais distinction ne fut mieux méritée.
Antoine de Bertin était un homme que rien n'intimidait lorsqu'il s'agissait d'accomplir son devoir. En 1626, le régiment de Bernard Potier de Gesvres, seigneur de Blérencourt, marquis d'Annebaut, gouverneur général des trois villes, était en garnison à Montdidier ; plusieurs soldats commirent des vols chez les habitants ; Antoine de Bertin fit rechercher les coupables, mais l'esprit de corps et la licence militaire entravaient l'action du lieutenant général ; le nom et la présence de Bernard de Blérencourt, tout à la fois gouverneur général et colonel du régiment, étaient presque une garantie d'impunité pour les coupables, et rendaient même la poursuite dangereuse. De Bertin ne recula devant aucun obstacle ; les difficultés qu'il rencontra ne firent qu'augmenter son zèle, et, en présence du sieur de Blérencourt lui-même, dont le régiment était en bataille sur la Place, il fit arrêter dans les rangs trois soldats, qui furent pendus peu de jours après. C'étaient là de dignes maïeurs !
Les protestants recommencèrent à troubler le royaume. En 1605, ils avaient réclamé l'exécution de l'édit de pacification de 1598, et, invoquant la teneur des articles 11, 16 et 22, ils demandaient qu'il leur fût assigné un local dans les faubourgs de Montdidier, pour s'y livrer à l'exercice public de leur culte, et qu'on leur permît d'enterrer les morts dans le cimetière de l'Hôtel-Dieu ; ce qui leur fut refusé. Le 30 octobre 1619, ils réitérèrent leurs instances ; on les repoussa de nouveau, avec défense de faire aucune assemblée ni prière dans aucune maison de la ville, et à tous les habitans de les recevoir, sous les peines portées par les édits. Pour justifier ce refus, on s'appuyait sur le traité passé avec Henri IV lors de la reddition de la ville en 1594 ; le premier article portait qu'il n'y aura autre religion exercée que la catholique, apostolique et romaine.
En 1624, on eut beaucoup à souffrir de la peste. Cette maladie fit encore de grands ravages l'année suivante ; durant les mois de juillet et d'août, le nombre des victimes fut considérable. Afin de prévenir la contagion, on défendit aux domestiques des personnes décédées d'assister à l'enterrement ; les parents devaient suivre le cercueil à distance. On trouve dans la Vie des bienheureux frères et martyrs saint Lugle et saint Luglien, imprimée en 1718, des détails sur cette calamité : « L'air se trouva si corrompu en 1625, qu'il infecta toute la ville d'une peste dangereuse. Ce fléau de Dieu si terrible, qui n'épargna personne, faisoit déjà d'étranges ravages. Les peuples désolés, qui se regardoient à chaque moment de la vie comme des victimes d'une mort prochaine, eurent recours à leurs protecteurs, toujours puissants et toujours bienfaisants.
M. Pierre le Caron, majeur de la ville, présenta au nom de tout le peuple une requeste aux religieux pour faire descendre la châsse des glorieux martyrs, et la porter en procession par toute la ville. On accorda sans peine une demande si juste. On se prépara à cette auguste et triste cérémonie par un jeûne universel de trois jours, qui s'observa le lundy, le mercredy et le vendredy avec une piété édifiante. On prononça pendant ces jours de pénitence et de deuil un beau panégyrique des saints, pour exhorter les fidèles à augmenter leur confiance et leur vénération envers ces illustres patrons.
Le dimanche suivant on descendit la châsse, plus prétieuse par le trésor qu'elle renfermoit que par la matière dont elle étoit faite, car, dans ce temps-là, elle n'étoit que de bois doré. Elle fut portée en procession dans toute la ville ; et dès ce jour-là même, la contagion cessa, et l'air fut entièrement purifié pendant la quarantaine. Messieurs de la ville ne manquèrent pas d'en faire un acte authentique, qu'ils conservent dans leur hôtel comme un monument respectable à tous les siècles. »
Le 5 juin 1625, Henriette de France, sœur de Louis XIII, qui venait d'épouser Charles 1er d'Angleterre, passa à Montdidier, se rendant à Calais ; elle était accompagnée de la reine-mère Marie de Médicis, d'Anne d'Autriche, reine de France, et de Gaston d'Orléans, frère du roi ; une cour brillante les suivait. Parmi la foule des seigneurs, on remarquait le duc de Buckingham, le comte de Carly et d'Holand, ambassadeur d'Angleterre, le duc de Chevreuse, le cardinal de la Valette, les seigneurs de Bellegarde, de Bassompierre, de Luxembourg, d'Alincourt, de Blainville et d'Ornano. Les princesses de Condé et de Conti, la comtesse de Soissons, les duchesses de Guise et de Chevreuse, mademoiselle de Montpensier et d'autres dames, des plus distinguées du royaume, grossissaient le royal cortége. Les gardes du roi, la garde écossaise et les Suisses, formaient l'escorte. Jamais Montdidier n'avait vu une réunion aussi magnifique ; trois reines, le frère du roi, des princesses du sang, tout ce que les cours de France et d'Angleterre comptaient de plus élevé se trouvait dans nos murs. Rien ne fut négligé pour faire aux illustres voyageurs un accueil digne de leur rang. Dès le 17 du mois précédent, le roi avait envoyé l'ordre de recevoir sa sœur comme lui-même ; tous les habitants âgés de plus de dix-sept ans étaient en tenue ; chacun avait pris les armes et revêtu l'habit des grands jours ; depuis la porte de Paris jusqu'à l'église Saint-Pierre, les maisons étaient tendues de tapisseries. En cette occasion, l'étiquette joua un grand rôle. Les quatre capitaines de quartier ne purent s'entendre sur la question de préséance : Jacques de la Morlière, conseiller en l'élection, prétendait avoir le premier rang en sa qualité d'officier du roi ; François le Marchant, procureur du roi au même siége, soutenait qu'il lui appartenait comme capitaine du premier quartier ; Baptiste Capperonnier, receveur des aides, le réclamait, comme capitaine des arquebusiers ; enfin Jacques Boullé, avocat, faisait valoir d'autres raisons qui nous sont inconnues. Dans l'impossibilité de donner satisfaction à tous les amours-propres, on remit au sort le soin de désigner qui ouvrirait la marche ; 500 liv. d'amende devaient être la punition de celui qui ne se conformerait pas à l'arrêt du destin. Les quatre billets pliés et tirés au hasard, le premier échut à Boullé, le second à de la Morlière, le troisième à le Marchant, et le quatrième à Capperonnier ; on suivit cet ordre, malgré les réclamations de ceux que le sort n'avait pas favorisés. Cette difficulté tranchée, il s'en éleva une autre, sur le point de savoir quels seraient ceux des capitaines qui tiendraient la droite ou la gauche : pour résoudre cette grave question, on convint de s'en rapporter au jugement du major et des capitaines du régiment de Vervins, en garnison à Montdidier ; ils décidèrent que la première et la troisième compagnie se placeraient à droite, la seconde et la quatrième à gauche : Minos n'eût pas mieux prononcé. La reine d'Angleterre fut la seule à qui l'on adressa des discours. La veille de son entrée, un échevin de la ville d'Amiens était arrivé pour la complimenter. Elle fut reçue sous un dais à ses couleurs, en satin rouge cramoisi, garni de passements et de franges d'argent mêlés de soie bleue, qui fut porté par le maire et les échevins, depuis la porte de Paris jusqu'à l'église Saint-Pierre. Au-dessus des portes, on voyait les armes pleines de France, et celles d'Angleterre écartelées de France ; des corps de musique, que l'on y avait placés, faisaient retentir l'air de leurs joyeux accords ; sur le passage de la princesse, était dressé un théâtre où l'on donnait des représentations au grand plaisir des nombreux spectateurs.
Le compte des dépenses de cette entrée, rendu par Antoine Cocquerel, argentier de la ville, porte : « Pour le dais 103 17 2 ; aux violons et hautbois des villes de Montdidier et Roye, 28 12 5 ; pour la dépense desdits violons hautbois et chantres, 55 5 ; idem, pour Robert Lemaire, 64 10 9, et 240 pour les confitures présentées à Leurs Majestés. » Ces confitures venaient de chez Fournier, épicier à Paris ; les frais s'élevèrent à 526 liv. 12 sols, non compris ce que coûtèrent le théâtre, les vins d'honneur et les présents offerts à la reine et à sa suite.
Le 29 août 1626, un incendie consuma presque tout le faubourg de la porte de Roye ; l'année précédente, le feu avait détruit douze maisons au faubourg Becquerel.
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