Histoire de Montdidier

Livre I - Chapitre IX - Section V

par Victor de Beauvillé

Section V

Les royalistes tentent de surprendre Montdidier

Missive des échevins de Paris

Bertin et Gonnet s'efforcent de faire rentrer la ville sous l'obéissance royale

Réception que Henri IV fait à leur envoyé

Lettre du roi

Difficultés suscitées par le gouverneur général

 

Christophe de Lannoi, seigneur de la Boissière et de Marquiviller, et Charles d'Humières, pensant avec raison qu'ils rendraient un grand service à Henri IV s'ils parvenaient à se rendre maîtres de Montdidier sans coup férir, résolurent de s'en emparer par ruse. Comme ils connaissaient le courage de nos aïeux, ils pensèrent que le meilleur parti était de les surprendre pendant que les ecclésiastiques montaient la garde. Ils envoyèrent en silence à la contrescarpe un grand nombre de fantassins munis de ce qui était nécessaire pour tenter l'escalade ; ceux-ci arrivèrent sans être reconnus jusqu'au pied des murs, dressèrent adroitement leurs échelles, et se disposaient déjà à escalader la muraille derrière le Prieuré, à l'endroit qu'ils savaient le plus faible, lorsque, malgré toutes leurs précautions, ils furent découverts par un moine qui faisait bonne garde. D. Jean Dumesnil, religieux bénédictin qui était en sentinelle, ayant entendu un léger bruit, tira et donna l'alarme ; les secours vinrent promptement, et la ville échappa au danger qui la menaçait.

Le 22 mars, Henri IV fit son entrée solennelle dans Paris. Les villes de Picardie tardèrent encore quelque temps à suivre l'exemple de la capitale. Le 28 mars, on reçut des lettres d'Amiens qui annonçaient cet événement, en même temps qu'elles engageaient les habitants à ne pas se laisser ébranler et à rester dans l'union des catholiques.

D'un autre côté, le 2 avril, les échevins de Paris adressèrent à ceux de Montdidier des lettres dans lesquelles ils leur rappelaient les maux qu'ils avaient soufferts sous la domination espagnole, et la joie qui éclata dans la capitale lors de l'entrée de Henri IV ; après leur avoir parlé des qualités du roi, ils terminaient en disant : « Les grâces dont il est chéri de Dieu sont choses si rares et si désirables d'être connues que nous nous sentirions coupables d'un très-grand crime si nous ne vous en donnions avis et ne vous prions comme nous faisons d'un vrai amour fraternel par le propre salut de notre religion qu'à peine embrasse et veut servir, par votre salut et l'amour de notre patrie, par l'union mutuelle qui s'est gardée entre nous d'embrasser son service, racheter votre liberté, ne vous laisser asservir, par les garnisons, par des citadelles, par l'ambition d'autrui.

Le roi ne veut que son héritage, y faire louer, honorer et craindre le nom de Dieu, laisser les villes libres, en éloigner les garnisons, rendre le salut, la vie et la liberté, l'assurance et les franchises à la France. Pour ce, Messieurs, faites comme nous, et ne trouvez étrange si nous ne vous avons avertis de nos dessins de rentrer ensemble en notre devoir, mais que la tyrannie espagnole nous fermoit la bouche et nous ôtoit notre liberté, maintenant ayant par la grace de Dieu la bonne fortune et bonté du roy trouvé l'un et l'autre nous faisons part de notre bonheur et de nos conseils que nous vous prions de recevoir et suivre nous faisant amplement scavoir vos bonnes résolutions et nouvelles. Priant Dieu, Messieurs, vous faire la grace de vous délivrer bientôt de la captivité espagnole, et vous reduire sous l'obeissance de notre roi légitime Henri IV. De Paris, ce 29 mars 1594, vos confrères et meilleurs amis pour toujours, les prévôt des marchands et échevins de Paris. De Villars. Langlois. Pinchonnel. »

Il y avait dans cet appel si touchant et si vrai de quoi dissiper tout le vieux levain de la Ligue ; malheureusement d'autres lettres du duc de Mayenne arrivèrent le lendemain, et confirmèrent les habitants dans leurs idées de résistance.

Cette opiniâtreté ne pouvait produire que des résultats déplorables. Heureusement les deux personnes qui avaient le plus contribué à égarer l'esprit des habitants et à les pousser dans le parti de la Ligue étaient revenues de leur erreur. Pierre de Bertin et François Gonnet, qui depuis plusieurs années avaient exercé presque seuls le pouvoir dans la ville, étaient décidés à se soumettre au roi. Ils se mirent en relation avec Langlois, prévôt des marchands de Paris. Au mois de mars 1594, ils lui envoyèrent, par un nommé André Sénéchal, geôlier, des lettres exprimant le désir qu'ils avaient de reconnaître Henri IV pour leur souverain légitime. Sénéchal remit ses dépêches à Langlois, qui en donna aussitôt connaissance au roi, et lui présenta l'humble envoyé.

Cette scène peint trop bien le caractère de Henri IV pour que nous ne la rapportions pas dans ses moindres détails ; nous laisserons parler Sénéchal : « Langlois lui commanda de le suivre, ce qu'il fit, dans le château du Louvre, où il le fit entrer en une chambre en laquelle il y avoit en apparence un grand seigneur couché dans le lit avec lequel ayant conféré ledit sieur Langlois, se prit le grand seigneur à interroger ledit comparant, lui demandant comment on se portoit en la ville de Montdidier et ce que l'on y disoit : fit réponse ledit témoin que l'on y disoit tout bien et que MM. le lieutenant, maïeur et conseiller Gonnet avoient eu la volonté de reconnoître le roi et vouloient être ses serviteurs. Alors ledit seigneur qu'il ne pensoit pas être le roi, comme depuis il l'avoit connu, lui avoit fait répondre qu'il en étoit bien aise, qu'il croyoit qu'ils lui étoient bons serviteurs ; qui le fit bien juger qu'il parloit au roi auquel il rendit aussitôt l'honneur que la capacité lui permettoit, et en sa présence commanda Sa Majesté de lui donner du papier et de l'encre qui lui furent aussitôt baillés et de sa propre main écrivit deux lettres qu'il manda au sieur Langlois de bailler au témoin pour les apporter aux dits Bertin et Gonnet et les remercier des soins qu'ils avoient à son service et d'user de diligence à son retour, comme il avoit fait, laquelle lettre il avoit apportée et rendue ès-mains que dessus avec celles à eux écrites par le dit sieur Langlois. »

Voici la lettre du roi :

« Monsieur Bertin, personnages de qualité m'avoient dès il y a longtemps donné assurance de l'affection louable que vous portés au bien de mon service, que si jusques à présent le moien ne vous a esté ouvert d'en produire les effets ; n'en faites plus de doute. Dieu m'ayant donné assez de pouvoir pour ruiner le dessein de mes ennemis : je suis heureusement entré en cette place capitale de mon roiaume, comme mes sujets ont pu entendre pour y jouir du droit qui m'appartient. Amenés de tout votre pouvoir ceux de dela, à la reconnoissance de leur devoir, qui feront sagement de vous croire et de ma part je leur conserveray toutes les bonnes affections qu'ils ont à espérer de moy, qui suis leur roy et prince naturel et vostre amy. Henry.

A Paris, ce 25 mars 1594.

« Si redoutés quelque chose, advertissés en diligence et je vous tiendray plus fort et hors de toute atteinte. »

A cette lettre Langlois joignit la suivante :

« Monsieur, ce porteur vous assurera de ce qu'il a entendu. Ne craignés rien : les effets seront conformes aux promesses. Voyés ce que vous désirés, et me le mandés, et il vous sera accordé ; et si vous avez besoin de quelqu'un pour vous fortifier, il vous sera envoyé. Faites que j'aie de vos nouvelles. Ce que je vous envoye est de la propre main de Sa Majesté. Votre serviteur et bien affectionné. Langlois. »

Ces deux lettres furent envoyées à d'Estourmel, qui se trouvait à Péronne. Irrité de ce que Bertin et Gonnet avaient fait cette démarche sans sa participation, le gouverneur général, au lieu d'agir comme Henri IV, fit mettre Sénéchal en prison, mais il le relâcha au bout de vingt-quatre heures, gardant en sa possession les lettres qu'il lui avait apportées.

Après y avoir réfléchi plusieurs jours, d'Estourmel craignant les suites de sa conduite, écrivit à de Bertin et à Gonnet une lettre dans laquelle il paraissait leur témoigner le plus vif intérêt et craindre qu'ils n'eussent été dupes de quelque artifice :

« Messieurs j'aye veu celles qui vous ont esté escrites du roi de Navarre et de quelques autres du mesme sujet qui tendent plus à vous mettre en jalousie parmy les habitants de vostre ville que autre chose. Vous avés assez de prudence, pour vous scavoir garantir de ces artifices. Si vous voulés vous informer comme toutes choses se sont passées à Paris, vous connoitrés que ceux qui ont trahis leurs concitoyens toucheront sept cent mille livres. Langlois le négotiateur de cette perfidie n'y est pas oublié. Je ne seray jamais de ceux qui voudront s'opposer à un bon repos général pour toute la France avec la sécurité de la religion. Vous aurés extremement regret d'avoir adjouté foy à un infidèle, qui envelopperoit volontiers les gens de bien en sa deloiauté. Vous reconnoitrés les articles que l'on publie pour Paris, comme ils sont observés par les billets que l'on envoie aux gens de bien pour les faire sortir, et comme l'on suit à la trace le schisme des Anglois qui changea la religion. C'est trop parler avec gens d'honneur comme je vous tiens. A Péronne le 3 avril 1594. Vostre entièrement affectionné. Destourmel. » Cette lettre était d'autant plus déloyale et indigne d'un gentilhomme, que d'Estourmel s'était déjà rallié au parti du roi. Pendant la trêve de l'année précédente, il avait fait secrètement son accord avec Henri IV par l'entremise de son beau-frère d'Espinay-Saint-Luc ; mais il attendait encore pour se déclarer hautement, espérant le faire à des conditions plus favorables que celles qu'on lui proposait. De Bertin et Gonnet ne se laissèrent pas ébranler et continuèrent l'œuvre qu'ils avaient commencée.

Le parti de la Ligue fit un triste et dernier effort pour s'opposer à leur dessein. Dans une sédition suscitée par ses ennemis, qui lui reprochaient d'entretenir des intelligences avec les serviteurs du roi, Pierre de Bertin fut attaqué et faillit être assassiné au milieu de la Place ; mais rien ne put ralentir son ardeur, et, par le zèle qu'il montra à servir le roi, il effaça, à la fin de la Ligue, la faute qu'il avait commise d'avoir été en d'autres temps un des plus fervents instigateurs de l'Union.

Le 14 avril, Gonnet se rendit à Péronne pour traiter avec d'Estourmel des affaires de son gouvernement. Celui-ci, mieux avisé cette fois, ou plutôt ne pouvant faire autrement, assuré d'ailleurs de conserver le gouvernement des trois villes et d'en obtenir la survivance pour son fils, ce qui était le motif principal de sa résistance, souscrivit à tout et accepta les conditions qui lui étaient offertes.

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