Histoire de Montdidier
Livre I - Chapitre III - Section I
par Victor de Beauvillé
Section I
Origine des comtes de Montdidier
Incertitude sur l'époque de sa mort
L'origine des comtes de Montdidier est aussi peu connue que celle de la ville dont ils portaient le nom. Il est extrêmement difficile, on peut même dire presque impossible de se procurer des documents sur des personnages qui ont existé à une époque aussi éloignée de la nôtre ; le peu de renseignements conservés dans les monastères ayant disparu pendant la révolution, il faut nécessairement avoir recours à l'histoire générale pour saisir l'explication de circonstances qui se rattachent à une histoire particulière.
Sous les successeurs de Charlemagne, les seigneurs s'affranchirent insensiblement de toute autorité. Avec ou sans le consentement du roi, ils transmirent à leurs héritiers, comme leur appartenant en propre, des charges qu'ils possédaient temporairement, des gouvernements dont ils n'avaient été investis originairement que comme envoyés du roi ; peu à peu ils secouèrent toute dépendance, et de simples vassaux devinrent souverains. L'impuissance à laquelle se trouvaient réduits les rois de la seconde race les obligea de tolérer ces usurpations, et d'assister, saris pouvoir y opposer de résistance, au démembrement partiel et rapide de leurs États. Les seigneurs considérèrent dès lors comme leur propriété ces titres de marquis et de comte, qui, dans le principe, désignaient des fonctions spéciales ; ils se maintinrent dans les commandements qui en dépendaient, et comme signe de distinction, et aussi pour légitimer en quelque sorte leur nouvelle propriété, ils joignirent à leur nom celui du pays qu'ils avaient administré dans les premiers temps comme délégués du roi.
Les comtes de Montdidier n'ont vraisemblablement pas une autre origine. C'est au dixième siècle, au moment où la féodalité était dans toute sa force, qu'on les voit apparaître.
La possession de notre ville dut tenter la convoitise du seigneur qui y commandait ; les noms de castrum et d'oppidum, sous lesquels on la désigne, indiquent que c'était un endroit fortifié assez considérable. « Il est certain, » dit du Cange, « que Montdidier fut de quelque importance, puisque les seigneurs qui le possédaient s'en qualifièrent comtes. L'auteur du Roman de Garin, qui vivait sous le règne de Louis le Jeune, fait mention d'un Girard, qui s'en disait seigneur sous Pepin : »
Manda Girard qui Montdidier maintint.
« Mais, comme ce livre ne contient que des fables, il n'y a pas lieu de s'y arrêter. »
Dans l'édition de Garin le Lohérain, publiée par M. Paulin-Paris, le nom donné au comte de Montdidier est différent du nom indiqué par du Cange :
Fromens manda Huon qui Gornai tint ;
Il a mandé le comte Biauvoisin,
Mandé Garnier qui Mont-didier maintint,
Lui et Bernart et de Clermont Henri
Hebars de Roie le chevalier genti.
Que ce prétendu comte s'appelle Gérard ou Garnier, peu importe, puisqu'il n'a jamais existé. C'est dans le Roman de Garin que, pour la première fois, on trouve en français le nom de notre ville ; nous ferons remarquer qu'il y est écrit avec un t, et que les deux mots sont séparés, preuve non équivoque de son étymologie.
Rumet de Buscamp, né en Ponthieu, auteur d'une histoire latine de Picardie, composée vers 1580, fait descendre les comtes de Montdidier d'Hilduin, comte de Ponthieu, et de Montreuil, mort vers 864. « Anno 860 Helgo comes erat Pontivi et Monsterolii. Joannes Nestor tradit emisse paludem Monstroliensem, ædificasse Monstrolium ; Florentiam vero comitis ipsius natam, loco patronis habuisse terram Pontivi, Roiam et Montdiderium usque et quidquid inter flumina Æsiam et Somonam continebatur. » Suivant cet auteur, Florence, fille d'Hilduin, comte de Ponthieu, aurait apporté Montdidier en dot à son mari, nommé aussi Hilduin ; celui-ci serait devenu, par cette alliance, la tige des comtes de notre ville. S'il en était ainsi, Montdidier aurait été anciennement dans la dépendance des comtes de Ponthieu, et ce serait par suite d'un mariage que cette place serait sortie de leur puissance pour être soumise à des comtes particuliers. Voici le passage de Jean Nestor, cité par Rumet de Buscamp : Helgo, fils d'Ottes XV, comte de Boulogne, achepta le franc marest de Monstreuil, édiffia la ville de Monstreuil sur la mer et une abbaie en ladite ville. Il eut deux filles : Berthe, l'aînée, fut comtesse de Boulogne ; Florence, la puînée, espousa messire Florent de Flandres. Florence eut pour son partage la terre de Ponthieu jusqu'à Roie et Montdidier, et le contenu entre les rivières d'Autie et de Somme. Dubouchet, dans sa Généalogie de la famille de Courtenay, fait également descendre les comtes de Montdidier des comtes de Ponthieu.
Du Cange (Histoire manuscrite des comtes de Ponthieu) ne parle nullement de cette alliance et de cette transmission de Montdidier à un seigneur qui aurait épousé la fille d'Hilduin ; c'était cependant un fait assez important à recueillir, et notre savant compatriote n'aurait pas manqué de le constater, s'il eût été exact. Voici ce qu'il dit à ce sujet :
« Hilduin, fils de Hilgaud, au récit d'Hariulfe, succéda à son père au comté de Montreuil. Quelques auteurs se persuadent qu'il ne fut pas fils du comte Hilgaud, mais son frère, écrivans que les anciennes généalogies ne donnent que deux filles au comte Hilgaud, dont l'aînée, qu'ils nomment Berthe, épousa, à ce qu'ils disent, Hennequin, frère de Baudouin, nommé Bras de fer, comte de Flandre, et eut pour son partage les comtés de Boulogne, d'Amiens, de Terouenne et de Lens ; l'autre, nommée Florence, s'allia avec Pépin, comte de Vermandois : mais comme tout ce discours est dénué de fondement et ressent la fable, il vaut mieux s'arrêter à ce que Hariulfe a écrit. »
Hariulfe, moine de Saint-Riquier, dont du Cange invoque le témoignage, a écrit une chronique de son monastère, dans laquelle il fait mention d'Hilduin, comte de Ponthieu ; mais il ne parle point de Florence. L'opinion que les comtes de Montdidier descendent des comtes de Ponthieu a encore rencontré des partisans de nos jours ; une généalogie manuscrite de ces derniers, dressée en 1814, nous les présente comme étant la souche des comtes de Montdidier ; M. Louandre, dans son Histoire d'Abbeville, s'est rallié au sentiment de du Cange.
L'opinion de Jean Nestor, rapportée par Rumet, est en contradiction avec la généalogie de la maison de Roucy en Champagne, qui donne à la femme d'Hilduin le nom d'Helvide ou Havois, et non celui de Florence. Cette généalogie, dressée par Blondel, s'appuyait, non sur des inductions, mais sur d'anciens titres que possédait, au dix-septième siècle, l'abbaye de Montier-Ramey, diocèse de Châlons ; ces titres faisaient remonter le décès d'Hilduin à l'an 950 environ, et lui donnaient, outre la qualité de comte de Montdidier, celle de comte d'Arcis et de Rameru. Du Cange, le père Anselme et les auteurs de l'Art de vérifier les dates ont adopté l'avis de Blondel, et reconnaissent cet Hilduin, comte d'Arcis-sur-Aube et de Rameru, pour premier comte de Montdidier. Comment le comté de Montdidier se trouvait-il dans les mêmes mains que ceux d'Arcis-sur-Aube et de Rameru, qui sont en Champagne ? C'est un problème dont nous laissons à d'autres le soin de donner la solution.
Hilduin est le premier comte de Montdidier dont l'histoire fasse mention d'une manière certaine. Dans une charte de l'an 1060-1, Philippe Ier, roi de France, déclare que, Dagobert ayant donné à l'église Saint-Germain des Prés la terre de Cambis en Brie, Hugues le Grand, père de Hugues Capet, l'ôta à cette église, et la donna à Hilduin, comte de Montdidier.
Cette charte est insérée dans le Traité du franc-alleu d'Auguste Galland ; comme elle est fort longue, nous donnons seulement le passage qui con-cerne Hilduin : « Accidit tempore Hugonis ducis, qui magnus cognomina batur, ut ipse dux sicut alias ecclesias attenuaverat muftis præsidiis, ita quoque banc ecclesiam mutilaret ablatione multarum possessionum, unde inter alia, præfatam villam Cumbis, cœnobio sancti Vincentii et sancti Germani detraxit, eamque dedit in beneficio cuidam Hilduino nomini, comiti de monte qui vocatur Desiderius, qui cum diuturno tempore vivens, vita decessit. Iterum Hugo dux qui eam ecclesiæ sanctorum injuste abstulerat, in proprios usus illam sibi vindicavit, et post ejus obitum, Hugo rex filins ejus dum advixit, similiter eam tenuit. »
La réunion sur une même tête des trois comtés de Montdidier, d'Arcis-sur-Aube et de Rameru devait faire de leur possesseur un des seigneurs les plus puissants de l'époque. Il fallait que Montdidier, ainsi que le fait observer judicieusement du Cange, fût de quelque importance, puisque ceux qui le possédaient s'en qualifiaient comtes ; nous pouvons ajouter en toute sécurité que le comté de Montdidier était le plus important de ceux qui appartenaient à Hilduin, car, en parlant de lui et de ses successeurs, on les désigne toujours par le titre de comtes de Montdidier, de préférence, et avant de leur donner le titre de comtes d'Arcis-sur-Aube et de Rameru.
Il est impossible de fixer d'une manière précise l'année dans laquelle Hilduin commença à porter le titre de comte de Montdidier ; si l'on s'en rapportait à ce qui est mentionné dans le récit de la translation des reliques des saints Lugle et Luglien de la commune de Paillart à Montdidier, Hilduin aurait été en possession du comté en 900 environ, car c'est à cette époque que l'on place communément cette translation. Suivant la tradition, le comte Hilduin et Helvide, son épouse, accompagnés des principaux habitants de notre ville, auraient assisté à cette cérémonie, qui se fit avec une grande solennité ; mais, comme cette pieuse légende n'est appuyée d'aucune preuve historique, il n'y a pas lieu de s'en occuper.
On n'est pas mieux fixé sur l'époque de la mort d'Hilduin ; on la place généralement vers 950 : ce qui est positif, c'est qu'il vivait encore en 948, ainsi qu'il résulte de plusieurs titres conservés anciennement à l'abbaye de Montier-Ramey. D'après la charte de Philippe Ier, il est constant qu'Hilduin mourut avant Hugues le Grand, décédé en 956 ; c'est donc entre ces deux dates, 948 et 956, qu'il faut placer le décès du premier comte de Montdidier. Hilduin était fort âgé lorsqu'il mourut : Diuturno tempore vivens vita decessit ; aussi le Père Daire a-t-il écrit que le comte était mort centenaire. Des termes de la charte précitée il résulte nécessairement qu'Hilduin, mort en 950, dans un âge très-avancé, avait vécu de longues années dans le siècle précédent ; ainsi l'on peut faire remonter, sans crainte de se tromper, non-seulement au dixième, mais au neuvième siècle, l'origine du comté de Montdidier.
Hilduin Ier laissa deux fils : Hilduin II et Manassès, évêque de Troyes, mort le 3 juin 991.
Hilduin II, qui succéda à son père dans les comtés de Montdidier, d'Arcis-sur-Aube et de Rameru, s'étant livré à de nombreux actes de violence contre les monastères, Asson, abbé de Montier-en-Der, le porta à faire pénitence et à entreprendre avec lui le pèlerinage de la Terre Sainte (992). « Cet Hilduin, » dit un chroniqueur, « était un orgueilleux tyran, un mauvais garçon, qui menait une vie militaire, carnassière, voluptueuse et désespérée. Malgré ses égarements, Hilduin aimait Asson, et prêta enfin oreille à remontrances, suivit ses conseils, et, par esprit de pénitence, se détermina à faire le voyage de Jérusalem avec l'abbé de Montier-en-Der, qui devait « diriger le pèlerinage. Mais, comme Hilduin se désespérait, Asson lui représentait, pour le consoler, la conversion miraculeuse du fameux Vainer, que saint Berchaire avait autrefois conduit en Palestine. »
Asson mourut le 18 juillet 992, à bord du vaisseau qui le transportait. Les marins, ne voulant point jeter son corps à la mer, le déposèrent dans une île de l'Archipel, nommée Stampalia, où ils lui élevèrent un monument. On pense qu'Hilduin s'allia avec Adèle, héritière du comte de Dammartin. De ce mariage naquirent deux enfants : Hilduin III et Manassès, comte de Dammartin-en-Goelle.
Les auteurs sont très-partagés sur l'époque de la mort d'Hilduin II. Moret de la Fayolle et le P. Daire pensent que le comte de Montdidier mourut pendant son voyage de Palestine en même temps que l'abbé Asson ; cependant les écrivains qui font mention de la mort de ce dernier ne parlent nullement de celle d'Hilduin. Du Cange, le Père Anselme et les auteurs de l'Art de vérifier les dates, loin de placer sa mort en 992, ne lui donnent au contraire de successeur qu'en 1030, et c'est, selon eux, en cette année seulement, qu'Hilduin III serait entré en possession du comté de Montdidier.
Cette opinion, appuyée sur de pareilles autorités, paraîtrait devoir être décisive ; mais voici une difficulté qui nous fait hésiter fortement à l'admettre, malgré tout le mérite des auteurs qui l'ont adoptée. Quel âge, dans leur système, aurait eu Hilduin au moment de son décès ? Il avait au moins quatre-vingts ans, puisque c'est l'intervalle de temps écoulé depuis 950, année présumée de la mort d'Hilduin Ier, jusqu'à 1030, année dans laquelle les historiens que nous venons d'indiquer placent la mort Hilduin II. Hiduin Ier, avons-nous dit, est mort dans un âge très-avancé, centenaire, à ce que l'on prétend. A quelle époque a-t-il eu Hilduin II ? Ce n'est pas à cent ans, assurément. Est-ce plus tôt, à quatre-vingts ans ? Cela n'est guère plus probable, bien qu'il y ait des exemples semblables : témoin dans le dernier siècle, en Picardie, le maréchal de Mailly ; mais ce sont là de rares exceptions. Admettons cependant le fait comme constant, et voyons-en la conséquence. Si l'on admet que c'est à quatre-vingts ans qu'Hilduin Ier est devenu père, il faut nécessairement qu'Hilduin II soit né en 930, puisque son père, dit-on, est mort centenaire en 950. Or, comme, d'après du Cange, le P. Anselme et les auteurs de l'Art de vérifier les dates, Hilduin II est mort en 1030, il en résulterait qu'il aurait vécu cent ans comme son père : passe pour ce dernier, les termes de la charte peuvent le faire croire : Diuturno tempore vivens ; mais pour le fils rien n'autorise à le penser. L'exception ne fait pas la règle, en pareille matière surtout : il y a, ce nous semble, impossibilité physique d'admettre le sentiment de ceux qui veulent qu'Hilduin II soit mort en 1030.
Le comte de Montdidier était de bonne souche ; c'est là au moins un fait incontestable : en parlant d'Hilduin II, « L'histoire, » dit du Cange, « remarque qu'il était d'une descendance tellement illustre qu'on le tenait pour issu du fameux ou plutôt du fabuleux Ganelon. »
Hilduin III entra en possession des comtés de Montdidier, d'Arcis-sur-Aube et de Rameru à la mort de son père, arrivée en 1030, suivant les uns ; en 992, suivant les autres : c'est à cette dernière opinion que nous nous rattachons. De son mariage avec Lesselinde, veuve de Guillaume, comte d'Eu, il laissa deux enfants, Hilduin et Isabelle, mariée en premières noces à Bouchard Ier, comte de Corbeil, et en secondes noces à Guy de Montlhéry, comte de Rochefort, sénéchal de France. L'histoire ne nous a transmis aucune particularité concernant la vie du troisième comte de Montdidier, qui mourut en 1033.
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