Histoire de Montdidier

Livre I - Chapitre II - Section IV

par Victor de Beauvillé

Section IV

Premiers écrivains qui parlent de cette ville

Poème d'Enguerrand, abbé de Saint-Riquier

Renseignements précieux qu’il contient

Hostilités des habitants de Roye contre Montdidier

 

Dans le dernier siècle, on écrivait généralement le nom de Mondidier d'un seul mot, sans t ; c'était défigurer son étymologie : on est revenu depuis à l'ancienne orthographe, la seule conforme à son origine et à sa position. Dans une ordonnance de saint Louis, datée de cette ville au mois de novembre 1255, elle est nommée Mont-désir ; c'est la seule fois que je l'aie vu désigner de la sorte, bien qu'Adrien de Valois semble dire qu'on puisse l'appeler ainsi : Montem autem Desiderii non male etiam quis Montem desiratum interpretari possit. En latin on disait Mons-desiderius, Monta desiderium, Mondisderium, Mons-desideriense. L'usage prévalut de réunir les deux mots, mais dans les anciens titres ils sont presque toujours séparés. Dans une charte de Philippe Ier de l'an 1060, en parlant d'Hilduin, comte de Montdidier, la charte désigne ainsi notre ville : « Hilduino... comiti de Monte qui vocatur Desiderius, » preuve décisive que c'est bien à Didier qu'elle doit son nom. Cette charte de 1060 est un des titres les plus anciens où il soit fait mention de Montdidier.

Un des premiers historiens qui nous ait révélé le nom de notre pays est Orderic Vital ; en parlant de Raoul de Crépy et de la défaite de ce prince à la bataille de Mortemer en Normandie (1054), il l'appelle Radulpho de Montedesiderii. Plus de cent ans avant lui, un moine de l'antique Centule avait pour la première fois parlé de Montdidier ; dans la relation des miracles de saint Riquier, composée par l'abbé Enguerrand, on trouve des détails curieux sur la ville. La vérité s'y trouve souvent confondue avec la fable, mais, en faisant la part de l'une et de l'autre, on est forcé de reconnaître qu'à l'époque à laquelle écrivait Enguerrand, c'est-à-dire à la fin du dixième et au commencement du onzième siècle, notre pays a été le théâtre de quelque événement important.

Nous mettons sous les yeux du lecteur la composition poétique de l'abbé de saint Riquier :

Est quoddam castrum in pago Ambianense, vocatur
Mons-desiderii ; vicus cui subjacet unus,
Ecclesia est cujus sancti sub honore dicata :
Contra hoc castellum, bellum cepere Royenses ;
Pluribus et villis populatis, vicus aditur
Qui, sicut dixi, templum sancti retinebat.
Hunc furia accensi prædones aggrediuntur,
Non dubitantur templum violare profani.
Forte secus templi sed stabat cereus aram :
Hunc præsumentes rapere, asportant abeuntes.
Sed postquam ad proprias sedes potuere reverti,
Quam secum tulerant tentant accendere ceram,
Appositum sibi sed prorsus sic reppulit ignem,
Ac si in materiem lapidum conversa fuisset ;
Quid rursum tentant, rursum frustraque laborant.
Pœnitet hoc pacto sancti violasse secreta ;
Illos ac celeres templo sublata remittunt.
Hæc a nonnullis sic gesta fuisse feruntur,
Externus quamvis nobis locus ille fuisset.

Enguerrand, auteur d'un poème sur la vie de saint Riquier, d'où est extrait le passage qu'on vient de lire, mourut le 9 mars 1045. Cet auteur rapporte qu'il y a dans l'Amiénois un château nommé Montdidier, au pied duquel est bâti un bourg dont l'église est dédiée à saint Riquier. Les habitants de Roye, ayant déclaré la guerre à nos ancêtres, ravagèrent plusieurs villages, pénétrèrent dans le bourg et profanèrent l'église. Près de l'autel se trouvait un cierge ; les Royens, que la légende qualifie de brigands, prœdones, s'en emparent et l'emportent. Arrivés chez eux, ils essayent de l'allumer ; vains efforts : la cire repousse le feu qu'on lui présente et semble changée en pierre ; ils renouvellent leur tentative, mais leurs essais sont inutiles ; ils se repentent alors d'avoir violé le sanctuaire de saint Riquier, et s'empressent de restituer à l'église ce qu'ils lui ont enlevé.

Le pieux abbé ne cherche pas à en imposer, il croit dévotement au prodige opéré par son patron, mais, en historien prudent, il n'assume pas sur lui l'authenticité du fait qu'il avance, et en laisse toute la responsabilité à ceux de qui il le tient :

Hæc a nonnullis sic gesta fuisse feruntur.

Si la guerre dont parle Enguerrand a réellement eu lieu, et cela est fort probable, il faut avouer que la rivalité qui existe entre Roye et Montdidier date de loin : laissons de côté la fable du cierge qui refuse de s'allumer, et nous verrons que le reste du poëme contient sur notre ville des détails que l'on chercherait vainement ailleurs.

Les deux premiers vers indiquent de la manière la plus évidente la double position de Montdidier sur la montagne et dans la vallée ; un géographe n'eût pas mieux dit :

Est quoddam castrum.  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  vicus cui subjacet unus.

Ces quatre derniers mots sont des plus significatifs, et d'une précision sans égale : ainsi, au dixième siècle, il y avait deux parties bien distinctes, le château, et le bourg au-dessous dans la vallée. Le bourg n'étant point fortifié, ce fut de ce côté que les Royens pénétrèrent. Le mot castrum, employé pour désigner Montdidier, se trouve également dans un titre de 1075, contenant une donation faite à l'abbaye de Saint-Lucien de Beauvais. On donnait indistinctement à notre ville les noms d'Oppidum, Castellum, Vïlla ; au surplus, on peut voir sur ces différents termes, ainsi que sur le mot vicus, la savante dissertation qui est en tête du Notitia Galliœ d'Adrien de Valois.

La description aussi briève qu'exacte qu'Enguerrand fait de Montdidier achève de détruire l'opinion de du Cange que nous avons combattue précédemment, savoir, que notre ville, bâtie primitivement dans la vallée, s'appelait les Tournelles. Tournelle indiquerait un lieu fortifié, et la ville basse ne l'était pas ; c'était un endroit ouvert, en rase campagne, comme le dénote clairement le mot vicus dont se sert l'abbé de Saint-Riquier : Proximum castelli locum tenent vici... vicus in agro a re nomen habet. (De Valois.)

Le texte d'Enguerrand renverse complétement cette supposition de D. Grenier, que le château aurait été bâti par Enguerrand Daufin, et qu'il aurait donné naissance à la nouvelle ville. D. Grenier s'appuyait sur un rôle de l'abbaye de Corbie de 1158 ; mais, cent cinquante ans avant que ce rôle fût écrit, il y avait déjà, ainsi que cela résulte du poème d'Enguerrand, composé en 1020 environ, deux villes qui existaient simultanément, l'une sur la montagne, l'autre dans la vallée.

L'église dédiée à saint Riquier était située dans la vallée ; on ne sait l'endroit précis où elle se trouvait : tout souvenir de cette église est effacé de la mémoire des habitants, et, sans le poème d'Enguerrand, on ignorerait qu'elle eût jamais existé ; toutefois le témoignage de l'abbé de Saint-Riquier est décisif, et, sur son dire, nous n'hésitons pas à croire à l'existence de cette église et à l'entreprise sacrilége des habitants de Roye contre la ville de Montdidier. A côté de la légende il y a le côté historique, et la vie des saints a toujours fourni d'utiles renseignements à l'histoire. Les cloîtres où l'on conservait ces pieuses traditions étaient le seul refuge des connaissances humaines, et, en dégageant les légendes du merveilleux dont les auteurs se sont plu à les orner, on y trouve l'indication de faits dont l'exactitude ne saurait être contestée.

Enguerrand était né à Saint-Riquier, il y passa toute sa vie ; c'est en Picardie, à quelques lieues seulement de l'abbaye qu'il habite, que les faits dont il parle se sont accomplis : la guerre de Roye contré Montdidier était un événement contemporain assez important pour arriver facilement à sa connaissance. Ce que dit Enguerrand d'une église consacrée à saint Riquier n'a rien qui doive étonner : en quoi cela serait-il invraisemblable ? L'abbé connaissait, à n'en point douter, toutes les églises des environs qui étaient dédiées au bienheureux protecteur de son monastère ; et quand, en parlant d'une ville aussi rapprochée de son couvent que l'était Montdidier, il dit qu'on y voyait une église placée sous le vocable de saint Riquier, il mérite toute confiance.

Le témoignage d'Enguerrand est d'autant moins suspect que c'était un des hommes les plus instruits de son temps : il était grammairien, orateur, poète, musicien. Le roi Robert avait une très-grande estime pour sa personne, et lui donna lui-même l'investiture de son abbaye. Enguerrand a composé une partie des hymnes que l'on chantait anciennement aux fêtes de l'église.

Cette guerre des habitants de Roye contre ceux de Montdidier eut lieu selon toute apparence dans le dixième siècle. C'est le premier fait qui se rattache à l'histoire de notre ville. Depuis sa fondation, dont il ne reste aucune trace certaine, jusqu'à l'événement raconté par Enguerrand, rien ne la décèle aux investigations de la science, et l'on pourrait presque douter de son existence, tant est profond le silence qui l'environne. L'histoire de Montdidier est enveloppée, pendant plusieurs siècles, d'un voile impénétrable ; ce n'est qu'à partir d'Hilduin, l'on pourrait même dire de Raoul de Crépy, que notre ville commence à sortir de l'obscurité, et qu'il est possible de suivre avec certitude la marche des événements dont elle fut le théâtre.

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